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des villes, tout en continuant à déprimer le taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment renvoyés dans les campagnes à la recherche de travail.

Les rapporteurs officiels résument ainsi la situation matérielle des salariés agricoles : « Bien qu’ils vivent avec la frugalité la plus rigoureuse, leurs salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à leurs familles, la nourriture et le logement ; il leur faut d’autres recettes pour les frais de vêtement… l’atmosphère de leurs demeures, combinée avec d’autres privations, a rendu cette classe particulièrement sujette au typhus ou à la phtisie[1]. » Après cela, on ne s’étonnera pas que, suivant le témoignage unanime des rapporteurs, un sombre mécontentement pénètre les rangs de cette classe, qu’elle regrette le passé, déteste le présent, ne voie aucune chance de salut dans l’avenir, « se prête aux mauvaises influences des démagogues », et soit possédée de l’idée fixe d’émigrer en Amérique. Tel est le pays de Cocagne que la dépopulation, la grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin.

Quant aux aises dont jouissent les ouvriers manufacturiers, en voici un échantillon : « Lors de ma récente inspection du nord de l’Irlande », dit l’inspecteur de fabrique Robert Baker, « j’ai été frappé des efforts faits par un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré l’exiguïté de ses moyens, de l’éducation à ses enfants. C’est une bonne main, sans quoi il ne serait pas employé à la fabrication d’articles destinés pour le marché de Manchester. Je vais citer littéralement les renseignements que Johnson (c’est son nom) m’a donnés : « Je suis beetler ; du lundi au vendredi je travaille depuis 6 heures du matin jusqu’à 11 heures du soir ; le samedi nous terminons vers 6 heures du soir, et nous avons trois heures pour nous reposer et prendre notre repas. J’ai cinq enfants. Pour tout mon travail je reçois dix shillings six pence par semaine. Ma femme travaille aussi et gagne par semaine cinq shillings. La fille aînée, âgée de douze ans, garde la maison. C’est notre cuisinière et notre seule aide. Elle apprête les petits pour l’école. Ma femme se lève et part avec moi. Une jeune fille qui passe devant notre maison me réveille à cinq heures et demie du matin. Nous ne mangeons rien avant d’aller au travail. L’enfant de douze ans a soin des plus jeunes pendant toute la journée. Nous déjeunons à 8 heures, et pour cela nous allons chez nous. Nous prenons du thé une fois la semaine ; les autres jours nous avons une bouillie (stirabout), tantôt de farine d’avoine, tantôt de farine de maïs, suivant que nos moyens nous le permettent. En hiver, nous avons un peu de sucre et d’eau avec notre farine de maïs. En été, nous récoltons quelques pommes de terre sur un petit bout de terrain que nous cultivons nous-même, et quand il n’y en a plus nous revenons à la bouillie. C’est comme cela d’un bout de l’an à l’autre, dimanches et jours ouvrables. Je suis toujours très fatigué le soir, une fois ma journée finie. Il nous arrive quelquefois de voir un brin de viande, mais bien rarement. Trois de nos enfants vont à l’école ; nous payons pour chacun un penny par semaine. Le loyer de notre maison est de trois pence par semaine. La tourbe pour le chauffage coûte au moins un shilling six pence tous les quinze jours. » Voilà la vie de l’Irlandais, voilà son salaire[2]. »

En fait, la misère irlandaise est devenue de nouveau le thème du jour en Angleterre. À la fin de 1866 et au commencement de 1867, un des magnats de l’Irlande, lord Dufferin, voulut bien y porter remède, dans les colonnes du Times, s’entend. « Quelle humanité, dit Méphisto, quelle humanité chez un si grand seigneur ! »

On a vu par la table E qu’en 1864, sur les 4 368 610 l. st. du profit total réalisé en Irlande, trois fabricants de plus-value en accaparèrent 262 610, mais qu’en 1865 les mêmes virtuoses de « l’abstinence », sur 4 669 979 l. st., en empochèrent 274,448. En 1864, 646 377 l. st. se distribuèrent entre vingt-six individus ; en 1865, 736 448 l. st. entre vingt-huit ; en 1864, 1 066 212 l. st. entre cent vingt et un ; en 1865, 1 320 996 l. st. entre cent quatre-vingt-six ; en 1864, mille cent trente et un individus encaissèrent 21 508 188 l. st., presque la moitié du profit total annuel, et en 1865, 1194 fauteurs d’accumulation s’approprièrent 2 418 933 l. st., c’est-à-dire plus de la moitié de tous les profits perçus dans le pays.

La part léonine qu’en Irlande, comme en Angleterre et en Écosse, un nombre imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu annuel du sol, est si monstrueuse que la sagesse d’État anglaise trouve bon de ne pas fournir sur la répartition de la rente foncière les mêmes matériaux statistiques que sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces Léviathans. Croire que rentes foncières, profits industriels ou commerciaux, intérêts, etc., puissent jamais dépasser la mesure, ou que la pléthore de richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c’est pour lui naturellement une manière de voir aussi extravagante que malsaine (unsound) ; Sa Seigneurie s’en tient aux faits. Le fait, c’est qu’à mesure que le chiffre de la population diminue en Irlande celui de la rente foncière y grossit ; que le dépeuplement « fait du bien » aux seigneurs du sol, partant au sol, et conséquemment au peuple qui n’en est qu’un accessoire. Il déclare donc qu’il reste encore trop d’Irlandais en Irlande et que le flot de l’émigration n’en emporte pas assez. Pour être tout à fait heureux, il faudrait que ce pays fût débarrassé au moins d’un autre tiers de million de paysans. Et que l’on ne s’imagine pas que ce lord, d’ailleurs très poétique, soit un médecin de l’école de Sangrado qui, toutes les fois que le malade empirait, ordonnait une nouvelle saignée, jusqu’à ce

  1. I. L. c., p.21, 13.
  2. « Such is Irish life and such are Irish wages. » L’inspecteur Baker ajoute au passage cité cette réflexion : « Comment ne pas comparer cet habile artisan à l’air maladif avec les puddleurs du sud du Staffordshire, florissants et bien musclés, dont le salaire hebdomadaire égale et souvent dépasse le revenu de plus d’un gentleman et d’un savant, mais qui, néanmoins, restent au niveau du mendiant et comme intelligence et comme conduite. » (Rpts of Insp. of fact. for 31 october 1867, p. 96, 97.)