Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/330

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son bétail, dont il tire dès lors de gros profits par la vente, par l’emploi comme bêtes de somme et enfin par une fumure plus abondante du sol.

Au seizième siècle il se produisit un fait considérable qui rapporta des moissons d’or aux fermiers, comme aux autres capitalistes entrepreneurs. Ce fut la dépréciation progressive des métaux précieux et, par conséquent, de la monnaie. Cela abaissa à la ville et à la campagne le taux des salaires, dont le mouvement ne suivit que de loin la hausse de toutes les autres marchandises. Une portion du salaire des ouvriers ruraux entra dès lors dans les profits de la ferme. L’enchérissement continu du blé, de la laine, de la viande, en un mot, de tous les produits agricoles, grossit le capital argent du fermier, sans qu’il y fût pour rien, tandis que la rente foncière qu’il avait à payer diminua en raison de la dépréciation de l’argent survenue pendant la durée du bail. Et il faut bien remarquer qu’au seizième siècle, les baux de ferme étaient encore, en général, à long terme, souvent à quatre-vingt-dix-neuf ans. Le fermier s’enrichit donc à la fois aux dépens de ses salariés et aux dépens de ses propriétaires[1]. Dès lors rien d’étonnant que l’Angleterre possédât à la fin du seizième siècle une classe de fermiers capitalistes très riches pour l’époque[2].

  1. L’influence que la dépréciation de l’argent exerça au seizième siècle sur diverses classes de la société a été très bien exposée par un écrivain de cette époque dans : A Compendious or briefe Examination of Certayne Ordinary Complaints of Diverse of our Countrymen in these our Days ; by W. S. Gentleman (London, 1581). La forme dialoguée de cet écrit contribua longtemps à le faire attribuer à Shakespeare, si bien qu’en 1751, il fut encore édité sous son nom. Il a pour auteur William Stafford. Dans un passage le chevalier (knight) raisonne comme suit :

    Le Chevalier : « Vous, mon voisin le laboureur, vous, maître mercier, et vous, brave chaudronnier, vous pouvez vous tirer d’affaire ainsi que les autres artisans. Car, si toutes choses sont plus chères qu’autrefois, vous élevez d’autant le prix de vos marchandises et de votre travail. Mais nous, nous n’avons rien à vendre sur quoi nous puissions nous rattraper de ce que nous avons à acheter. » Ailleurs le chevalier interroge le docteur : « Quels sont, je vous prie, les gens que vous avez en vue, et d’abord ceux qui, selon vous, n’ont ici rien à perdre ? » — Le docteur : « J’ai en vue tous ceux qui vivent d’achat et de vente, car, s’ils achètent cher, ils vendent en conséquence. » — Le Chevalier : « Et quels sont surtout ceux qui, d’après vous, doivent gagner ? » — Le docteur : « Tous ceux qui ont des entreprises ou des fermes à ancien bail, car s’ils paient d’après le taux ancien, ils vendent d’après le nouveau, c’est-à-dire qu’ils paient leur terre bon marché et vendent toutes choses à un prix toujours plus élevé… » — Le Chevalier : « Et quels sont les gens qui, pensez-vous, auraient dans ces circonstances plus de perte que les premiers n’ont de profit ? » — Le docteur : « Tous les nobles, gentilshommes, et tous ceux qui vivent soit d’une petite rente, soit de salaires, ou qui ne cultivent pas le soi, ou qui n’ont pas pour métier d’acheter et de vendre. »

  2. Entre le seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un agent intermédiaire qui devint bientôt homme d’affaires, et dont la méthode d’accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre le trésor public et la bourse des contribuables, consistait en concussions, malversations et escroqueries de toute sorte. Ce personnage, administrateur et percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au seigneur, s’appela en Angleterre, Steward, en France régisseur. Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur. On lit, par exemple, dans un manuscrit original publié par Monteil : « C’est le compte que messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXVe jour de décembre MCCCLX jusqu’au XXVIIIe jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis Monteil : Histoire des Matériaux manuscrits) On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part du lion échoit régulièrement à l’intermédiaire. Dans le domaine économique, par exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc., écrèment les affaires ; en matière civile, l’avocat plume les parties sans les faire crier ; en politique, le représentant l’emporte sur son commettant, le ministre sur le souverain, etc. ; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon pasteur et ses ouailles. — En France, de même qu’en Angleterre, les grands domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L’origine des fermes ou terriers y remonte au quatorzième siècle. Ils allèrent en s’accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. Ils payaient en nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur et l’étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre. Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés. L’oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement affreuse. D’après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille justices féodales, là où aujourd’hui quatre mille tribunaux ou justices de paix suffisent.