AVIS AU LECTEUR
M. J. Roy s’était engagé à donner une traduction aussi exacte et même littérale que possible ; il a scrupuleusement rempli sa tâche. Mais ses scrupules mêmes m’ont obligé à modifier la rédaction, dans le but de la rendre plus accessible au lecteur. Ces remaniements faits au jour le jour, puisque le livre se publiait par livraisons, ont été exécutés avec une attention inégale et ont dû produire des discordances de style.
Ayant une fois entrepris ce travail de révision, j’ai été conduit à l’appliquer aussi au fond du texte original (la seconde édition allemande), à simplifier quelques développements, à en compléter d’autres, à donner des matériaux historiques ou statistiques additionnels, à ajouter des aperçus critiques, etc. Quelles que soient donc les imperfections littéraires de cette édition française, elle possède une valeur scientifique indépendante de l’original et doit être consultée même par les lecteurs familiers avec la langue allemande.
Je donne ci-après les parties de la postface de la deuxième édition allemande, qui ont trait au développement de l’économie politique en Allemagne et à la méthode employée dans cet ouvrage.
EXTRAITS DE LA POSTFACE
de la seconde édition allemande
En Allemagne l’économie politique reste, jusqu’à cette heure, une science étrangère. — Des circonstances historiques, particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Gülich dans son Histoire du commerce, de l’industrie, etc., ont longtemps arrêté chez nous l’essor de la production capitaliste, et, partant, le développement de la société moderne, de la société bourgeoise. Aussi l’économie politique n’y fut-elle pas un fruit du sol ; elle nous vint toute faite d’Angleterre et de France comme un article d’importation. Nos professeurs restèrent des écoliers ; bien mieux, entre leurs mains l’expression théorique de sociétés plus avancées se transforma en un recueil de dogmes, interprétés par eux dans le sens d’une société arriérée, donc interprétés à rebours. Pour dissimuler leur fausse position, leur manque d’originalité, leur impuissance scientifique, nos pédagogues dépaysés étalèrent un véritable luxe d’érudition historique et littéraire ; ou encore ils mêlèrent à leur denrée d’autres ingrédients empruntés à ce salmigondis de connaissances hétérogènes que la bureaucratie allemande a décoré du nom de Kameral-wissenschaften (Sciences administratives).
Depuis 1848, la production capitaliste s’est de plus en plus enracinée en Allemagne, et aujourd’hui elle a déjà métamorphosé ce ci-devant pays de rêveurs en pays de faiseurs. Quant à nos économistes, ils n’ont décidément pas de chance. Tant qu’ils pouvaient faire de l’économie politique sans arrière-pensée, le milieu social qu’elle présuppose leur manquait. En revanche, quand ce milieu fut donné, les circonstances qui en permettent l’étude impartiale même sans franchir l’horizon bourgeois, n’existaient déjà plus. En effet, tant qu’elle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle voit dans l’ordre capitaliste non une phase transitoire du progrès historique, mais bien la forme absolue et définitive de la production sociale, l’économie politique ne peut rester une science qu’à condition que la lutte des classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés.
Prenons l’Angleterre. La période où cette lutte n’y est pas encore développée, y est aussi la période classique de l’économie politique. Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l’existence même des classes dont la société bourgeoise se com-