Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/73

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six heures. Il faut alors une demi-journée de travail pour produire chaque jour la force de travail. Ce quantum de travail qu’elle exige pour sa production quotidienne détermine sa valeur quotidienne. Supposons encore que la somme d’or qu’on produit en moyenne, pendant une demi-journée de six heures, égale trois shillings ou un écu[1]. Alors le prix d’un écu exprime la valeur journalière de la force de travail. Si son propriétaire la vend chaque jour pour un écu, il la vend donc à sa juste valeur, et, d’après notre hypothèse, le possesseur d’argent en train de métamorphoser ses écus en capital s’exécute et paye cette valeur.

Le prix de la force de travail atteint son minimum lorsqu’il est réduit à la valeur des moyens de subsistance physiologiquement indispensables, c’est‑à‑dire à la valeur d’une somme de marchandises qui ne pourrait être moindre sans exposer la vie même du travailleur. Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au‑dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or, la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu’elle puisse être livrée en qualité normale.

C’est faire de la sentimentalité mal à propos et à très bon marché que de trouver grossière cette détermination de la valeur de la force de travail et de s’écrier, par exemple, avec Rossi : « Concevoir la puissance de travail en faisant abstraction des moyens de subsistance des travailleurs pendant l’œuvre de la production, c’est concevoir un être de raison. Qui dit travail, qui dit puissance de travail, dit à la fois travailleurs et moyens de subsistance, ouvrier et salaire[2]. » Rien de plus faux. Qui dit puissance de travail ne dit pas encore travail, pas plus que puissance de digérer ne signifie pas digestion. Pour en arriver là, il faut, chacun le sait, quelque chose de plus qu’un bon estomac. Qui dit puissance de travail ne fait point abstraction des moyens de subsistance nécessaires à son entretien ; leur valeur est au contraire exprimée par la sienne. Mais que le travailleur ne trouve pas à la vendre, et au lieu de s’en glorifier, il sentira au contraire comme une cruelle nécessité physique que sa puissance de travail qui a déjà exigé pour sa production un certain quantum de moyens de subsistance, en exige constamment de nouveaux pour sa reproduction. Il découvrira alors avec Sismondi, que cette puissance, si elle n’est pas vendue, n’est rien[3].

Une fois le contrat passé entre acheteur et vendeur, il résulte de la nature particulière de l’article aliéné que sa valeur d’usage n’est pas encore passée réellement entre les mains de l’acheteur. Sa valeur, comme celle de tout autre article, était déjà déterminée avant qu’il entrât dans la circulation, car sa production avait exigé la dépense d’un certain quantum de travail social ; mais la valeur usuelle de la force de travail consiste dans sa mise en œuvre qui naturellement n’a lieu qu’ensuite. L’aliénation de la force et sa manifestation réelle ou son service comme valeur utile, en d’autres termes sa vente et son emploi ne sont pas simultanés. Or, presque toutes les fois qu’il s’agit de marchandises de ce genre dont la valeur d’usage est formellement aliénée par la vente sans être réellement transmise en même temps à l’acheteur, l’argent de celui-ci fonctionne comme moyen de payement, c’est‑à‑dire le vendeur ne le reçoit qu’à un terme plus ou moins éloigné, quand sa marchandise a déjà servi de valeur utile. Dans tous les pays où règne le mode de production capitaliste, la force de travail n’est donc payée que lorsqu’elle a déjà fonctionné pendant un certain temps fixé par le contrat, à la fin de chaque semaine, par exemple[4]. Le travailleur fait donc partout au capitaliste l’avance de la valeur usuelle de sa force ; il la laisse consommer par l’acheteur avant d’en obtenir le prix ; en un mot il lui fait partout crédit[5]. Et ce qui prouve que ce crédit n’est pas une vaine chimère, ce n’est point seulement la perte du salaire quand le capitaliste fait banqueroute, mais encore une foule d’autres conséquences moins accidentelles[6]. Cependant que l’argent fonctionne comme moyen d’achat ou comme moyen de payement, cette circonstance ne change rien à

  1. Un écu allemand vaut 3 shillings anglais.
  2. Rossi : Cours d’Econ. Polit., Bruxelles, 1842, p. 370.
  3. Sismondi : Nouv. Princ., etc., t. I, p. 112.
  4. « Tout travail est payé quand il est terminé. » An inquiry into those Principles respecting the Nature of demand, etc., p. 104. « Le crédit commercial a dû commencer au moment où l’ouvrier, premier artisan de la production, a pu, au moyen de ses économies, attendre le salaire de son travail, jusqu’à la fin de la semaine, de la quinzaine, du mois, du trimestre, etc. » (Ch. Ganilh : Des systèmes de l’Écon. Polit., 2e édit. Paris, 1821, t. I, p. 150.)
  5. « L’ouvrier prête son industrie », Mais, ajoute Storch cauteleusement, « il ne risque rien, excepté de perdre son salaire… l’ouvrier ne transmet rien de matériel. » (Storch : Cours d’Écon. Polit., Pétersbourg, 1815, t. II, p, 37)
  6. Un exemple entre mille. Il existe à Londres deux sortes de boulangers, ceux qui vendent le pain à sa valeur réelle, les full priced, et ceux qui le vendent au-dessous de cette valeur, les undersellers. Cette dernière classe forme plus des trois quarts du nombre total des boulangers (p. XXXII dans le « Report » du commissaire du gouvernement H. S. Tremenheere sur les « Grievances complained of by the journeymen bakers », etc., London 1862). Ces undersellers, presque sans exception, vendent du pain falsifié avec des mélanges d’alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants. (V. le livre bleu cité plus haut, le rapport du « Comittee of 1855 on the adulteration of bread » et celui du Dr. Hassal : Adulterations detected, 2e édit., London, 1862.) Sir John Gordon déclarait devant le Comité de 1855 que « par suite de ces falsifications, le pauvre qui vit journellement de deux livres de pain, n’obtient pas maintenant le quart des éléments nutritifs qui lui seraient nécessaires, sans parler de l’influence pernicieuse qu’ont de pareils aliments sur sa santé. » Pour expliquer comment une grande partie de la classe ouvrière, bien que parfaitement au courant de ces falsifications, les endure néanmoins, Tremenheere donne cette raison (l. c., p. XLVII) « que c’est une nécessité pour elle de prendre le pain chez le boulanger ou dans la boutique du détaillant, tel qu’on veut bien le lui donner. » Comme les ouvriers ne sont payés qu’à la fin de la semaine, ils ne peuvent payer eux-mêmes qu’à ce terme le pain consommé pendant ce temps par leur famille, et Tremenheere ajoute, en se fondant sur l’affirmation de témoins oculaires : « Il est notoire que le pain préparé avec ces sortes mixtures est fait expressément pour ce genre de pratiques. » (It is notorious that bread composed of those mixtures is made expressly for sale in this manner.) « Dans beaucoup de districts agricoles en Angleterre (mais bien plus en Écosse) le salaire est payé par quinzaine et même par mois. L’ouvrier est obligé d’acheter ses marchandises à crédit en attendant sa