Page:Massé - Mena’sen, 1922.djvu/74

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 74 —
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

quer les visions familières de la patrie, sans pleurer les foyers éteints ou les berceaux vides de Guarfil, sans gémir douloureusement.

La liberté, c’est plus que la vie pour ces descendants de Covenanters ou de Jacobites qui ont préféré l’exil aux exactions des coteries politico-religieuses de la mère-patrie. La liberté que les fiers enfants d’Albion ont adaptée à toutes les manifestations de l’activité humaine, depuis le libre-examen jusqu’au libre-échange, la liberté leur est ravie. Sans ce rouage indispensable, leur mécanisme moral se détraque et l’âme désemparée, ballottée par le ressac, va se jeter, épave docile, sur les brisants de l’adversité. Ils s’acclimatent partout, ces fils du Conquérant, ils s’accommodent d’un coin quelconque du globe terrestre, comme patrie, pourvu qu’ils n’aient pas d’entraves ; mais la captivité leur est contraire. C’est là un régime auquel leur éducation nationale ou leur entraînement politique ne les ont pas habitués.

De tous ces malheureux, le moins résigné peut-être est Robert Gardner, le forgeron de Guarfil. Ses joues qui se creusent, son front qui se ride, ses cheveux épais qui se strient de blanc, ses lèvres contractées, tout chez lui annonce le désespoir en même temps que la rage impuissante. Sous l’arcade sourcilière dont la souffrance a exagéré la cavité, luisent deux escarboucles dont le feu dit la soif inassouvie de liberté en même temps que la révolte de l’âme. Taciturne, concentré, il songe sans doute à sa forge bruyante, à sa douce fiancée dont il partage la captivité, car c’est pour ne pas la quitter, pour ne pas l’abandonner à son triste sort que, la voyant prisonnière aux mains de l’ennemi, lors de l’attaque, il s’est rendu aux Canadiens.