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MA COUSINE MANDINE

fatalement terminer cette amitié de Mandine pour le Jackson. Je vis ma cousine trahie, puis abandonnée, par cet étranger. Je vis mon ami Jules déshonoré et rendu ridicule par la conduite de sa femme. Toute une tragédie se déroula dans mon imagination, et je me promis, à ce moment, de faire ce que je considérais mon devoir en cette occasion. Puisque la réputation de ma cousine était en jeu, puisque son bonheur, sa tranquillité, que je m’étais plu à croire parfaits jusque-là, étaient menacés ; enfin, puisque l’honneur de Jules, l’ami envers qui je me tenais responsable, allait être entaché je pris la résolution ferme et bien décidée d’intervenir en autant qu’il me serait possible de le faire, et de tâcher de réparer le mal qui était fait ou était en voie de se faire.

« Non », me disais-je en écoutant distraitement Madame Dubois, qui continuait à débiner, « cela ne doit pas être ! Il faut que cela change, et, bout’d’vache, ça va changer ! »

Inconsciemment, j’avais pris le juron favori, sinon le langage, de l’oncle Toine, et je crois que l’entêtement proverbial de ce dernier ne fut jamais plus solide que la décision avec laquelle je me disposai à agir.

— Écoutez, madame Dubois, dis-je tout-à-coup, c’est sérieux ce que vous me racontez là, et cela ne peut continuer ainsi. Je me sens responsable de cet état de choses d’une manière indirecte, car c’est moi qui ai fait connaître Mandine à mon ami Jules, et je suis presque l’auteur de leur mariage. Je suis décidé à faire tout ce qui m’est possible pour ramener Mandine à de meilleurs sentiments et remettre Jules sur une meilleure voie. Je me charge de ma cousine. Chargez-vous de Jules et tâchez de lui faire comprendre ce que sa conduite, ou plutôt son manque de conduite, a de dangereux pour lui-même et pour son bonheur, son avenir. Qu’il cesse de boire et de jouer ; qu’il reprenne sa vie régulière. Autrement sa position au Ministère est en péril. Ne lui dites rien des agissements de sa femme avec l’Écossais. Il ne faut pas éveiller ses soupçons…

— Ses soupçons ! interrompit brusquement madame Dubois, hé ! mon pauvre ami, il y a belle lurette qu’il sait à quoi s’en tenir sur la conduite de Mandine avec son Anglais !…

— Vraiment, dis-je, il s’est aperçu ?… »

— Aperçu ? mais il y a longtemps que le pauvre diable sait ce qui se passe !… Combien de fois, le soir, nous l’avons vu rôdailler autour de sa maison, guettant à travers les rideaux mal tirés du salon et des autres appartements, quand l’Écossais était là. Combien de fois je l’ai vu sur le point d’entrer par une porte de côté ou de derrière, puis, changer d’idée tout à coup et repartir, retourner de là où il venait, pour continuer probablement de boire, jouer, s’amuser et oublier !… Ah ! le malheureux n’a plus d’illusions sur sa femme. Les voisins non plus d’ailleurs, et ils en font des gorges chaudes. Et nos amies, les amies de Mandine, ne l’appellent plus Mandine Langlois, mais bien Mandine l’Anglaise !

— Mais continuais-je, ne s’aperçoit-elle pas que les gens parlent et qu’elle est en train de perdre sa réputation ?

— Elle ne peut manquer de s’apercevoir que ses amies lui tournent le dos, mais elle s’en moque évidemment. Elle est tellement entichée de son Lord et de ses façons qu’elle en est arrivée à semer sa conversation de mots et de phrases anglaises. C’est « my dear », « my darling », « don’t you know » et le reste, quand elle cause avec nous. Elle est en train de faire comme bien d’autres folles de ce quartier-ci, qui parlent anglais — très mal, d’ailleurs — à la maison, et qui marchent vite et à grands pas sur la rue « pour avoir l’air anglais ».

Et madame Dubois se mit à me raconter des histoires ridicules, en donnant les noms des familles canadiennes-françaises de la Côte de Sable, où les enfants parlaient tous anglais à table et dans leurs salons, devant le père et la mère qui ne comprenaient pas un mot de ce que ceux-là disaient. Elle cita aussi certaines gens, de nom et de naissance bien canadiens-français, qui étaient tellement entichées des us et coutumes anglaises qu’elles en étaient arrivées à nommer leurs filles « Jean », parce que Miss Smythe et Miss Jones s’appelaient Miss Jean Smythe et Miss Jean Jones ! Vous imaginez-vous une jeune Canadienne française qui s’appelle mademoiselle Jean Latrémouille ?…

Cependant quand la bonne dame eut fini d’attirer mon attention sur la paille qu’elle voyait dans l’œil de ses bonnes amies sans se soucier de la poutre qui pouvait nuire à sa propre vision, je lui fis part de ma décision bien arrêtée d’intervenir auprès de Mandine, et d’user de toute mon influence pour l’arrêter sur la pente glissante qui l’entraînait fatalement à sa perte.

Madame Dubois me félicita et m’encouragea fortement et me promit que, de son côté, elle ferait son possible pour faire revenir Jules à de meilleurs sentiments.

Nous nous quittâmes bon amis avec promesse de se revoir bientôt pour s’exposer nos résultats respectifs.


XI


Je trouvai Mandine un soir chez elle, seule.

Elle était pâle et semblait triste et abattue. Son mari, comme d’habitude, était sorti après le souper et ne reviendrait que tard.

En entrant je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil inquisiteur vers le salon, craignant y voir le jeune Lord écossais. Mandine s’aperçut de ma curiosité et, malgré la cordialité apparente de ma réception, je pus voir que mon indiscrétion l’avait froissée.

— Il n’y a personne au salon, dit-elle d’un ton un peu sec. Tu peux entrer sans façons.

J’avoue que je me sentais un peu embarrassé, ne sachant trop comment aborder le sujet délicat qui m’amenait chez elle plus ou moins à l’improviste.

— Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de te voir, continua Mandine, après quelques mots de ma part. Je crains bien que tu m’aies un peu oubliée depuis que je réside en ville et que tu ne vas plus passer tes vacances à M….

Je m’excusai en disant que je venais de passer mes examens ; que j’avais été bien occupé, mais que maintenant que j’allais entrer