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Page:Mathé - Ma cousine Mandine, 1923.djvu/21

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MA COUSINE MANDINE

— Nous causions de l’influence du jupon dans le ministère, dit-il, et j’étais en train d’épater mon cousin.

— Ah ! ah ! fit le grand délabré, on peut vous en conter de bonnes là-dessus, hein, Ernest ?

— J’te crois, mon bon, répondit l’autre, un tout petit, gras et joufflu qui, lui, portait des lunettes à verres épais du doigt et dont les yeux, grossis par ce verre bombé, semblaient lui sortir de la tête.

— Raconte donc l’histoire de notre ancien messager, demanda le grand.

— Hé, hé ! Vous la connaissez peut-être, dit le petit joufflu en me regardant. Tout le monde la connaît.

Sur ma réponse négative, il continua.

— Notre ex-messager, Bernard, a une jolie femme, une jolie brune avec des yeux, mon cher ! — et il baisait le bout de ses doigts réunis — Bernard est entré à la boutique du Gouvernement comme menuisier, il y a deux ans pour remplacer son père défunt. Il n’est ni menuisier ni charpentier. Il est garçon de table de profession, ignorant et bête comme ses pieds. Il sait juste lire et écrire, et encore ! N’importe, il a une jolie femme, comme je vous l’ai dit, et ça n’a pas pris grand temps avant que cette jolie « créature » vînt voir le ministre à propos du salaire de son mari. Ça n’a pas pris grand temps non plus avant que Bernard fût nommé garçon de bureau, ou messager, comme on les appelle. Madame elle-même a reçu de l’emploi. Elle va tous les matins ranger le bureau du ministre… chez lui. Le mari a été garçon de bureau pendant deux mois et il vient d’être nommé clerc copiste à trois fois le salaire qu’il avait comme messager. Il est permanent ; il a un bureau isolé, et il a une permission spéciale de ne se rendre à ce bureau qu’à dix heures et demie du matin, afin de pouvoir aller conduire sa femme chez le ministre et attendre celle-ci à la porte, pendant qu’elle fait… son travail chez le ministre. Il la reconduit chez elle tous les matins après le travail fait ! Hein ! qu’est-ce que vous en dites ?…

Ceci raconté avec force clins d’œil et petits gestes significatifs, eut un grand succès. Des rires bruyants et prolongés éclatèrent. Des coups de poings ébranlèrent la petite table en faisant sauter les verres, vides depuis quelque temps.

— Ça vaut un coup, ça, dit le grand. J’vais aller de moitié avec toi, Ernest.

— Non, dit Ernest, fais charger ça.

— Pas possible, tu le sais bien, avant d’avoir réglé notre compte du mois !

— Jouons une partie de « casino » pour voir qui paiera, proposa le grand, bien certain sans doute que, de cette partie de cartes où ils seraient partenaires, assis en face l’un de l’autre, lui et son copain sortiraient sans débourser un sou, que, d’ailleurs, ils n’avaient probablement pas en poche.

— Prenons les dés plutôt, dit Jules, qui savait que j’avais à lui parler sérieusement, et qui voyait que je commençais à m’impatienter.

— Non, messieurs, dis-je, je n’ai pas, comme vous, tout le temps voulu pour m’amuser. Si vous le permettez, je paierai encore cette consommation, qui sera la dernière. Jules et moi avons affaire ensemble, et le temps me presse.