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MA COUSINE MANDINE

— J’peux pus rien faire pour elle, répétait-elle, toujours en pleurant.

Je commençai à craindre de sa part une de ces lamentations sans fin dont elle était coutumière, et je me hâtai, dans ma frayeur d’une telle possibilité, de la consoler et de la calmer, en lui disant que je me substituerais volontiers à elle en cette occasion et que j’enverrais de l’argent à Mandine, au nom de sa mère, le lendemain même.

Pour calmer ses scrupules, je dis à ma tante que cet argent pourrait m’être remboursé par elle plus tard, c’est-à-dire que je lui faisais un prêt tout simplement.

Cet arrangement eut l’effet voulu, et la pauvre vieille tante se mit, en silence, à vaquer à ses petits travaux de ménage.


XVI


Le lendemain, dimanche, je fus témoin d’un peu de la gloire dont l’oncle Toine jouissait au village.

J’assistai à la grand’messe, avec ma tante, dans le banc de famille, tandis que lui prenait sa place au banc d’œuvre, avec les autres marguillers.

Ah !… mes amis !… que c’était beau de le voir occuper la première place dans l’église ! Il s’était mis sur son trente-six, comme disait ma tante. Il portait un grand frac en drap jais noir, qui lui descendait à mi-mollets et qui était bien trop grand des épaules et de la taille pour lui. Il avait le cou « encarcanné » dans un faux-col blanc qui lui sciait littéralement les oreilles. Nonobstant, il rayonnait de dignité, de fierté et… de vanité. Ses gestes, qu’il voulait, sans doute, être majestueux, n’étaient que raides et empesés, et je remarquai qu’il tirait souvent son grand mouchoir à carreaux rouges et blancs pour s’en éponger le front et le cou, en dedans du faux-col.

Je pensai qu’il ne devait pas être aussi à l’aise dans ces habits de gala qu’il ne l’était ordinairement avec ses grosses « hardes » de cultivateur. La position raide et immobile qu’il se tenait obligé d’avoir dans ce banc si en évidence, ne devait pas lui être aussi facile ni aussi agréable que celle qu’il adoptait sur le siège de sa charrue ou de son semoir mécanique !

Pourtant on pouvait voir qu’il était heureux malgré tout. De temps à autre, il me lançait un regard en coulisse — le banc d’œuvre était presque vis-à-vis le nôtre et n’en était séparé que par l’allée étroite — pour juger de mon appréciation et de l’effet qu’il produisait sur moi.

J’avoue que je n’osais pas trop le regarder en face de peur de manquer de contrôle sur moi-même et… ma foi !… d’éclater de rire. Car c’était vraiment comique de le voir essayer de se grandir sur ses jambes lorsqu’il se levait avec les autres, puis de jeter un long regard circulaire sur la foule des fidèles, comme pour bien s’assurer que chacun se tenait correctement et que tout allait bien dans l’église. Il se retournait ensuite, lentement, vers l’autel, avec l’air de dire à l’officiant : « c’est bien, vous pouvez continuer !… »

Quand on l’avait vu, comme moi, occupé à ses travaux de la ferme, si petit, si menu, si près de la terre, de cette terre noire à laquelle il ressemblait un peu ; quand je me le représentais dans sa cuisine, si renfrogné et silencieux, si effacé et retiré, et que je le voyais sous ce nouveau jour, vêtu de ces beaux habits, avec cet air gourmé et imposant, vraiment, le côté comique du contraste m’apparaissait si vif qu’il me fallait tout le respect que j’avais du lieu où j’étais, et des choses saintes qui m’entouraient, pour ne pas pouffer de rire !

Un moment arriva, cependant, où je faillis perdre contenance et causer un scandale.

Ce fut quand je le vis sortir de la poche de son frac noir un livre, un in-quarto, relié en cuir brun, et qu’il se mit à le feuilleter gravement en remuant les lèvres — lui qui ne savait pas lire !…

Je regardai ma tante en-dessous et je vis, qu’elle aussi, se pinçait les lèvres pour ne pas rire.

Mais quand, après avoir examiné ce livre un peu plus attentivement, je constatai, en y voyant attaché un certain signet — que je connaissais bien pour l’avoir jadis enjolivé de ma meilleure écriture — que c’était un recueil de poésies de Musset que j’avais donné à ma cousine un jour de son anniversaire de naissance, il y avait cinq ou six ans, et que celle-ci, comme c’est l’habitude de ses sœurs, avait sans doute mis de côté, après l’avoir parcouru, pour l’oublier complètement ensuite, alors, je ne pus retenir un gloussement — étouffé aussitôt dans mon foulard — qui provoqua l’étonnement de mes voisins et qui fit même relever la tête à mon oncle. Celui-ci se tourna de mon côté et je me mis à tousser dans mon mouchoir comme si j’étouffais. Je n’osai plus, jusqu’à la fin du service divin, jeter un regard du côté des marguillers.

Cependant, lorsque mon oncle sortit du banc d’œuvres, avec les autres marguillers, pour faire la quête, et qu’il se mit à marcher aussi gravement et lentement que le lui permettaient ses petites jambes courtes et arquées, pour passer la sébile aux fidèles, je remarquai que ceux-ci le suivaient des yeux, et semblaient ne voir en lui que l’homme important, l’homme de tête. Pour eux l’oncle Toine n’était plus le petit fermier du « rang d’en arrière », c’était celui qui avait gagné un procès contre la municipalité et contre la fabrique ; c’était celui qui avait roulé les avocats, les notaires, le curé, les commissaires d’école ; c’était l’homme célèbre du jour, enfin !

À la sortie de la messe, cette admiration muette, mais évidente, des villageois accompagna, pour ainsi dire, mon oncle jusqu’à ce que nous eûmes disparu derrière la montée du chemin conduisant du village à sa ferme.

Tout le long de la route l’oncle Toine conserva son air empesé, et nous arrivâmes sans avoir beaucoup causé d’autre chose que du beau temps, de l’apparence des récoltes, et autres sujets familiers.

Revenu à la maison, après qu’il eut mis son cheval « dedans », la bonne humeur et l’air naturel de l’oncle Toine reparurent. À ma grande surprise, il sortit de l’armoire de la cuisine une bouteille et un petit verre épais qu’il posa