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MA COUSINE MANDINE

— Non, dit brusquement mon oncle, l’est pas pour aller rester au village. L’est ben icitte !

— Alors, fis-je, interloqué, vous allez bâtir pour vendre, pour spéculer ?

— Non, la bâtira pour plus tard… pour d’autre chose.

Ma tante me jeta un coup d’œil qui semblait vouloir m’encourager à pousser mon interrogatoire. Je continuai donc :

— Pour autre chose ? Mais si vous ne bâtissez pas pour vous-même, ni pour vendre, évidemment vous n’êtes pas pour donner cette maison aux étrangers, et je ne vois que Mandine qui…

— Parle pas de Mandine ! interrompit mon oncle, devenu blême, veux pas en entendre parler !

— Mais, mon oncle, fis-je sur un ton décidé, permettez-moi d’en dire un mot de Mandine ! C’est votre fille après tout — adoptive, si vous voulez — et vous lui devez protection justement parce que vous l’avez prise toute petite et inconsciente. Vous en êtes responsable aux yeux de la loi !

À ce mot de loi, l’oncle Toine releva la tête, qu’il tenait baissée depuis quelques minutes dans une attitude de lutte et d’entêtement.

— La loi… la loi !… a rien à faire avec ça !… Pas pour aller en loi avec Mandine, bégasse !…

— Je l’espère bien, mon oncle. Mais ce n’est pas seulement une question de loi ici : c’est, une question de devoir. Vous avez adopté cette enfant. Vous avez aussi accepté toutes les responsabilités que comporte cette adoption. Mandine a pu vous faire de la peine. Elle a pu manquer au respect qu’elle vous doit. Elle n’en est pas moins une enfant qui vous a été confiée et dont vous êtes tenu de rendre compte. Si elle est malheureuse, si elle est souffrante, si elle est dans le besoin, c’est à vous d’y remédier. La loi divine, comme la loi humaine, vous le commande, vous l’ordonne !…

À ma grande stupéfaction, je vis un éclair de satisfaction passer dans les yeux de l’oncle Toine.

— All’a du chagrin. Mandine ?…

— Oui, mon oncle, elle a de gros chagrins. Ça ne va pas du tout dans son ménage…

— Hé, hé !… Euh l’savait ben !…

— Malheureusement, les choses menacent d’aller plus mal encore… Son mari…

— Ah !… son gros m’sieu d’la Chambre !…

— Oui, son mari s’est mis à boire ou à se droguer, j’ai peur, et la pauvre Mandine, qui est presque abandonnée maintenant, pourrait bien se trouver tout-à-fait seule avant longtemps. Ainsi, mon oncle…

— Hé, hé, hé !… est bon pour elle… est bon pour elle… la fantasse !…

— Allons, mon oncle, ne dites pas cela. Mandine était jeune — presqu’une enfant. Si elle s’est trompée il faut pardonner à son jeune âge, n’est-ce pas, ma tante ?

— Ah ! la pauvre p’tite ! la pauvre p’tite ! gémit celle-ci. Et les larmes coulaient lentement le long de ses joues maigres et ridées.

— Est ta faute, dit mon oncle en s’adressant à sa femme. C’mariage, tu l’as voulu !…

Le bonhomme se leva brusquement de table où nous venions de terminer le repas, et, sans ajouter un mot, il sortit et se dirigea vers l’écurie pour faire « son train » du soir.

Restée seule, avec moi, ma tante donna un libre cours à sa douleur. Aux paroles d’espérance que je lui adressais, elle répondait, en secouant tristement la tête : « ah ! je l’connais trop bien… il ne pardonnera jamais ! »

— Mais, ma tante, lui dis-je finalement, si Mandine revenait demander pardon à son père et avouer qu’elle a eu tort de lui désobéir, la vanité, l’orgueil de mon oncle ne seraient-ils pas flattés de cet aveu et ne se laisserait-il pas attendrir ?

— Si elle revenait seule… peut-être. Avec son mari, ton oncle ne la recevrait pas, j’en suis sûre ! Et les larmes de la pauvre tante de couler, de couler !

Cependant, elle reprit un peu de courage quand je lui dis que je resterais quelques jours avec eux et que je reprendrais le sujet avec l’oncle Toine en une occasion peut-être un peu plus propice.

Elle eut même un regain de joie orgueilleuse quand je lui racontai les succès mondains que Mandine avait eus dans la haute société d’Ottawa. Alors, en m’écoutant, c’était : « la chère p’tite… la chère p’tite !… » qu’elle murmurait avec un accent de tendresse maternelle qui montrait l’étendue infinie de son amour, en dépit de tout, pour l’enfant légère et ingrate qui l’avait quittée si facilement et qui l’avait oubliée si vite.

Toutefois, quand je lui fis part de la commission que sa fille m’avait confiée pour elle, relativement à l’argent requis, ses larmes recommencèrent à couler de plus belle.

— Ah ! la pauvre enfant !… dit-elle, et ses épaules se soulevaient et s’abaissaient, secouées par la violence de son chagrin, elle sait pourtant bien que j’peux pus envoyer d’argent. Je n’ai pus rien ! Tout ce que j’avais mis de côté depuis des années a filé. J’ai vendu, j’ai trafiqué tout ce que j’ai pu. J’ai même triché ton oncle pour envoyer de l’argent à Mandine chaque fois qu’elle m’en a demandé. Maintenant, je n’peux pus… j’sais pus quoi faire !…

Et petit à petit, elle me raconta tous les moyens qu’elle avait pris, toutes les petites combinaisons, toutes les ruses que sa tendresse avait inventées pour détourner, au profit de son enfant, les quelques piastres qu’elle lui envoyait aussi souvent que possible, en cachette, sans jamais, cependant, pouvoir satisfaire aux besoins de celle-ci. Je compris que, probe et honnête jusqu’au scrupule, elle n’avait pas hésité à faire danser l’anse du panier de la famille pour faire face aux demandes sans cesse renouvelées de Mandine.

Je sus ainsi que les sommes d’argent envoyées par elle à sa fille représentaient un chiffre relativement considérable pour des gens dont le budget n’était ni chargé ni compliqué.

Alors, l’oncle Toine était devenu soupçonneux au point de prendre lui-même la gérance de ce budget. Ma tante ne touchait plus un sou depuis près de six mois. Sa dignité d’honnête ménagère était froissée de cette procédure, tandis que son anxiété maternelle, son inquiétude pour Mandine, était portée à un point où elle en devenait malade.