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Page:Maupassant - Œuvres posthumes, II, OC, Conard, 1910.djvu/198

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Alors elle songea. Des souvenirs lui revenaient, d’elle et d’autrefois, ces souvenirs intimes, évoqués dans les heures lugubres, confidences sur soi-même, qu’on ne fait qu’à soi.

Elle se rappelait son enfance dans ce même pays, dans la maison des parents à Dieppedalle, bâtie devant les établissements ; sa mère, sa bonne mère, sa mère chérie, qu’elle avait vue mourir. Et elle pleurait, les yeux sous ses mains.

Son père, petit commerçant d’abord, héritier d’un grand terrain au bord de la Seine, et d’une fabrique d’acides et de vinaigres artificiels, avait fini par gagner une très grosse fortune dans les produits chimiques. Il avait épousé la fille d’un officier du premier Empire, jeune personne jolie, indépendante et poétique, comme on l’était à cette époque. Un peu mélancolique, aussi, après cette union qui ne contentait pas absolument son rêve de jeunesse, elle se consola dans un amour de ce qu’on appelait alors « la Nature » en donnant à ce mot un sens aujourd’hui presque oublié. Elle aima ce pays superbe, planté d’arbres et arrosé d’eau, cette côte, au pied de laquelle fumaient les cheminées de son mari, mais qui portait aussi sur son faîte l’admirable forêt de Roumare allant de Rouen jusqu’à Jumièges. Elle se fit en outre une bibliothèque de romans, de philosophes, de poètes, et elle passa sa vie à lire et à songer. Le soir, au crépuscule, se promenant le long de la Seine pleine d’îles vertes empanachées de grands peupliers, elle récitait à mi-voix, pour elle, pour elle toute seule, des vers de Chénier et de Lamartine. Puis elle s’enthousiasma de Victor Hugo, elle adora Musset. Etant devenue mère d’une fille, elle l’éleva avec une tendresse ardente, une tendresse augmentée sentimentalement par toute la littérature dont elle était nourrie.