Page:Maupassant - Boule de suif, OC, Conard, 1908.djvu/292

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« À seize ans, je venais d’acheter mon premier fusil, et, la veille de l’ouverture de la chasse, je me dirigeais vers le bureau de la diligence, en donnant le bras à ma vieille mère qui allait fort lentement à cause de ses rhumatismes. Tout à coup, derrière nous, j’entendis crier : « Coco, coco, coco frais ! » La voix se rapprocha, nous suivit, nous poursuivit. Il me semblait qu’elle s’adressait à moi, que c’était une personnalité, une insulte. Je crois qu’on me regardait en riant ; et l’homme criait toujours : « Coco frais ! » comme s’il se fût moqué de mon fusil brillant, de ma carnassière neuve, de mon costume de chasse tout frais en velours marron.

« Dans la voiture je l’entendais encore.

« Le lendemain, je n’abattis aucun gibier, mais je tuai un chien courant que je pris pour un lièvre ; une jeune poule que je crus être une perdrix. Un petit oiseau se posa sur une haie ; je tirai, il s’envola ; mais un beuglement terrible me cloua sur place. Il dura jusqu’à la nuit… Hélas ! mon père dut payer la vache d’un pauvre fermier.

« À vingt-cinq ans, je vis, un matin, un vieux marchand de coco, très ridé, très courbé, qui marchait à peine, appuyé sur son bâton et comme écrasé par sa fontaine. Il me parut être une sorte de divinité, comme le patriarche, l’ancêtre, le grand chef de tous les marchands de coco du