Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/170

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— Je le sais et je plains les autres ; mais mon cas est tout à fait spécial et mes griefs contre ma femme d’une nature très particulière. Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d’une façon très bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains esprits que le poison pour le corps ?

— Mais, oui, peut-être.

— Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C’est une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons pas dès le début qu’elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, qu’elle s’étend heure par heure, jour par jour, qu’elle revient sans cesse, s’installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe toute notre attention, change l’optique de notre jugement, nous sommes perdus.

Voici donc ce qui m’est arrivé, monsieur. Comme je vous l’ai dit, j’étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de limiter tous mes goûts, oui, tous ! et c’est dur à mon âge.

Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, etc., etc. ; et il m’était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire faire à quelques clients des mariages avantageux.