Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/32

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Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh ! la canaille ! la canaille ! »

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.

M. et Mme  Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant : mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant, d’abord, parce