Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/67

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ventru, qui devait me conduire à l’île de Ré. Il partit en soufflant, d’un air colère, passa entre les deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d’eau les pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier ; puis il obliqua vers la droite.

« C’était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, compriment le cœur, éteignent en nous toute force et toute énergie ; un jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d’égout.

« Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, sans un mouvement, sans vie, une mer d’eau trouble, d’eau grasse, d’eau stagnante. Le Jean-Guiton passait dessus en roulant un peu, par habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient bientôt.

« Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais quelques détails sur le sinistre que j’allais constater. Un grand trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le Marie-Joseph, avait échoué, par une nuit d’ouragan, sur les sables de l’île de Ré.

« La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l’armateur, qu’il avait été impossible de le renflouer et qu’on avait dû enlever au plus vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater la situation de