Page:Maupassant - Boule de suif.djvu/70

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moules. L’île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très peuplée ; mais je ne pénétrai pas dans l’intérieur.

« Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire ; puis, comme la mer baissait rapidement, je m’en allai, à travers les sables, vers une sorte de roc noir que j’apercevais au-dessus de l’eau, là-bas, là-bas.

« J’allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l’heure, était là ; maintenant, je l’apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l’Océan. Je croyais assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L’Atlantique était devant moi tout à l’heure, puis il avait disparu dans la grève, comme font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu d’un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l’eau salée demeuraient en moi. Je sentais l’odeur du varech, l’odeur de la vague, la rude et bonne odeur des côtes. Je marchais vite ; je n’avais plus froid ; je regardais l’épave échouée, qui grandissait à mesure que j’avançais et ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.

« Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate et jaune, des proportions surprenantes. Je l’atteignis enfin, après une heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, comme les côtes d’une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, percés de clous énormes. Le sable déjà l’avait envahie, entré par toutes les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle paraissait avoir pris racine en lui.