Page:Maupassant - Fort comme la mort.djvu/313

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rien sur elle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Mais là-bas, quand elle l’irritait en le quittant pour cueillir des fleurs, il éprouvait surtout l’envie brutale d’arrêter ses élans, de retenir son corps près de lui ; aujourd’hui, c’était son âme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah ! cette irritation rongeuse qu’il venait de reconnaître, il l’avait éprouvée bien souvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables qui semblent faire des bleus incessants aux cœurs amoureux. Il se rappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombant sur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu’elle avait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait été jaloux : jaloux de tout d’une façon imperceptible et continue, de tout ce qui absorbait le temps, les regards, l’attention, la gaîté, l’étonnement, l’affection d’Annette, car tout cela la lui prenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu’elle faisait sans lui, de tout ce qu’il ne savait pas, de ses sorties, de ses lectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d’un officier blessé héroïquement en Afrique et dont Paris s’occupa huit jours durant, de l’auteur d’un roman très louangé, d’un jeune poète inconnu qu’elle n’avait point vu mais dont Musadieu récitait les vers, de tous les hommes enfin qu’on vantait devant elle, même banalement, car, lorsqu’on aime une femme, on ne peut tolérer sans an-