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UNE FAMILLE

stupide réalité, à moins qu’il ne s’abrutisse au point de ne plus rien comprendre.

Comment allais-je le retrouver ? Toujours vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale ? Un homme peut changer en quinze ans !

Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un gros, très gros homme aux joues rouges, au ventre rebondi, s’élança vers moi, les bras ouverts, en criant : « Georges. » Je l’embrassai, mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait : « Cristi, tu n’as pas maigri. » Il répondit en riant : « Que veux-tu ? La bonne vie ! la bonne table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir voilà mon existence ! »

Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. L’œil seul n’avait point changé ; mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais : « S’il est vrai que le regard est le reflet de la pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus celle d’autrefois, celle que je connaissais si bien. »

L’œil brillait pourtant, plein de joie et d’amitié : mais il n’avait plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d’un esprit.

Tout à coup, Simon me dit :

— Tiens, voici mes deux aînés.