Page:Maupassant - Les Sœurs Rondoli.djvu/262

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

tels ; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les en une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suis perdu depuis une heure.

Ah ! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont point intéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaient d’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont la présence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a fait tressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom ; et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était de mon plus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confident de mes espérances ; et il m’apparut si nettement, avec son sourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson me secoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’ai vu ! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers : elle rend la vie à ce qui n’existe plus !

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’il me disait, et dans mon pauvre cœur sanglotant j’ai senti une meurtrissure si douloureuse que je me suis mis à pousser des gémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve. J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps