Page:Maupassant - Les employés, paru dans Le Gaulois, 4 janvier 1882.djvu/6

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Sur la porte des Ministères, on devrait écrire en lettres noires la célèbre phrase de Dante : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ».

On pénètre là vers vingt-deux ans. On y reste jusqu’à soixante. Et pendant cette longue période, rien ne se passe. L’existence tout entière s’écoule dans le petit bureau sombre, toujours le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l’heure des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre, sont inconnus à ces forçats.

Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se ressemblent. À la même heure on arrive ; à la même heure, on déjeune ; à la même heure, on s’en va ; et cela de vingt-deux à soixante ans. Quatre accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose ; pardon, les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien même de Paris. On ignore jusqu’aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages dans les champs : car jamais on n’est lâché avant l’heure réglementaire. On se constitue prisonnier à dix heures