Page:Maupassant Bel-ami.djvu/212

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du temps, vous autres… moi, c’est fini… Et ça continuera… après moi, comme si j’étais là…

Il demeura muet quelques minutes, puis reprit : — Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours… C’est horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu’on manie… les verres… les assiettes… les lits où l’on se repose si bien… les voitures. C’est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j’aimais tout ça.

Il faisait avec les doigts de chaque main un mouvement nerveux et léger, comme s’il eût joué du piano sur les deux bras de son siège. Et chacun de ses silences était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu’il devait penser à d’épouvantables choses.

Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de Varenne, quelques semaines auparavant : « Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser… Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! »

Il n’avait pas compris, ce jour-là, maintenant il comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu.

La nuit maintenant s’était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. Seule la fenêtre restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.