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Page:Maurras - L’Avenir de l’Intelligence.djvu/209

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madame lucie delarue-mardrus

jusqu’au plus intime, et le mode de la pensée, le Penser lui-même, dans la façon de se construire et de s’agencer, se trouvera atteint et modifié. Comme la feuille de chaque arbre témoigne d’un ordre d’insertion gravé à l’infini dans le germe de chaque germe, les esprits ont un style qui préexiste à l’expression et au langage ; mais ce style n’est pas aussi arrêté et définitif que celui de l’innervation végétale : pendant les années de croissance, il est sujet aux plus curieuses métamorphoses, et l’on voit la race, l’énergie du climat ou celle de l’éducation alternativement contrariées ou renforcées par la sorcellerie d’un poète fortuit venu de l’autre bout du monde, qui se sera fait écouter.

Née dans la grasse et verte Normandie, Mlle Lucie Delarue n’a retenu des paysages de sa province que la brume noire et la pluie, dont se désolait son compatriote Jules Tellier : « Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi treizième jour d’un mois d’hiver, dans un pays brumeux, sur le bord d’une mer septentrionale. » Ce qu’elle voyait à l’horizon de la mer natale c’étaient les promontoires confondus et les rives indiscernables de la pâle Thulé, ennemie des navigateurs. Si l’on voulait porter sur ses lectures de ce temps-là un diagnostic précis, générique, il faudrait dire qu’elle tenait à son chevet tous ceux de nos poètes que M. Léon Daudet a nommés, au juste, des Kamchatka. Elle se penchait avec préférence sur les plus abstraits et les plus abscons d’entre les derniers romantiques français ou belges, norvégiens ou russes,