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Fragment d’un plan de sociologie descriptive
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où nous vivons. Ces contraires de l’ordre ont pour conséquence la guerre, le péché, la dissolution des castes, la lutte entre les castes, la chute, la destruction, non pas simplement de la société, mais des hommes, de la nature et des dieux. Telles sont certaines des idées autour desquelles M. Granet montre comment gravite la Chine depuis des siècles. En plus du désordre interne, deux autres, et très graves, signifient ces maladies de la conscience sociale. D’abord, ce sont — comme dans des membres disjoints d’animaux marins formés de colonies indépendantes — les ségrégations, les séparations de clans à l’intérieur des tribus, l’isolement des tribus dans les confédérations, les guerres intestines. Selon la légende, ce sont les actes d’autorité abusive qui entraînent ces pertes, les enchaînent. Ainsi, la plupart des Polynésiens, mais surtout les Maoris, racontent leurs migrations, le départ de leurs « canots » à partir d’Hawaiki. Ainsi les grandes tribus de l’Amérique du Nord racontent les grandes chevauchées que purent faire leurs essaims, lorsque le cheval arriva dans la Prairie. On trouve des légendes de ce genre qui sont des histoires, dans toute l’Afrique noire, et surtout le Soudan français. Il suffit d’avoir présents à l’esprit les Eddas des Viking, pour sentir que ces choses ne sont pas si loin de nous.

Un second état aussi fréquent est la conséquence de la perte de la cohésion et de l’autorité : c’est l’état grégaire, celui de foule, c’est la réduction des groupes sociaux et quelquefois de la société entière en vulgaire troupeau d’agneaux, de moutons de Panurge. Les peurs paniques, les départs en guerre, en vendetta, les mouvements de bataille, les « fureurs », les amok collectifs (non pas seulement les amok individuels), les départs en masse, les migrations mystiques, les extases collectives, les affolements devant les calamités et les épidémies (villages fermés dans tout le monde indochinois, la Papouasie, la Mélanésie, la Polynésie), tout cela ne sont que des variétés d’un même fait. Et ce fait est aussi important par ses causes que par ses effets. Souvent il caractérise la mort même de ces composés supra-organiques que sont les groupes et les sous-groupes. À la limite se place la dissolution de la société, quelquefois sa disparition totale. Il en sera question plus loin.