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Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/138

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Essais de sociologie

avoir donné de ce principe de la « double morphologie » un exemple de choix à propos des Esquimaux. Mais c’est à peu près partout la même chose. Nous vivons alternativement dans une vie collective et d’une vie familiale et individuelle, comme vous voudrez. Que ce soit dans les moments de vie en collectivité que les nouvelles institutions naissent, que ce soit dans les états de crise que plus particulièrement elles se forment, et que ce soit dans la tradition, la routine, les rassemblements réguliers qu’elles fonctionnent, voilà qui est désormais incontestable. Mais ce qui est également incontestable, c’est que dans toutes les sociétés les plus anciennement connues comme dans les nôtres, il y a une espèce de moment de rétraction de l’individu et de la famille par rapport à ces états de vie collective plus ou moins intenses. Représentons-nous cela dans un cas concret.

J’ai reçu aujourd’hui même de notre ami A. R. Brown un très intéressant travail, pour ainsi dire le premier de morphologie sociale australienne qui nous manquait complètement. Il mentionne l’importance et décrit avec insistance l’influence, mieux que M. Malinowski et lui ne l’avaient fait, sur toute cette vie sociale de la horde, du camp, c’est-à-dire du groupe local. Les tribus australiennes sont divisées et vivent en petits groupes qui, chose curieuse, ne dépassent pas du tout nos prévisions statistiques, sont à peu près composées de 4 à 6 familles, c’est-à-dire d’une trentaine de personnes. Il y a là un maximum et un minimum. Ici en effet la « horde » peut-être existe-t-elle avec sa communauté et son égalité ; son amorphisme incontestable est en tout cas bien connu et bien observé. Mais, vous le voyez, cet amorphisme enveloppe de façon constante le polymorphisme des familles. Or on a l’habitude de représenter la famille australienne comme étant complètement isolée. Non ! elle est prise dans le petit groupe local. Donc nous nous sommes tous trop avancés : et ceux qui ont cru observer cet isolement et ceux qui ont cru à la seule parenté de clan. La différence qui existe entre ce que Durkheim nous a enseigné il y a presque quarante ans, et ce que nous avons observé dans ces mêmes tribus maintenant est celle-ci : le groupe local qui, pour Durkheim, était un groupe de formation très secondaire, nous apparaît comme un groupe de formation primaire.

Des observations de ce genre peuvent être encore plus aisément répétées ailleurs. J’ai pris les Australiens, extrêmement primitifs