Aller au contenu

Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

nité, on marque les étapes qu’on juge lui avoir été nécessaires pour se rapprocher de ce but.

Il est inutile de démontrer l’insuffisance d’une telle explication. Non seulement elle laisse de côté, arbitrairement, la majeure partie de la réalité historique, mais comme il n’est plus possible aujourd’hui de soutenir que l’humanité suive une voie unique et se développe dans un seul sens, tous ces systèmes se trouvent, par cela seul, privés de fondement. Mais les explications que l’on trouve encore aujourd’hui dans certaines doctrines sociologiques ne diffèrent pas beaucoup des précédentes, sauf peut-être en apparence. Sous prétexte que la société n’est formée que d’individus, c’est dans la nature de l’individu qu’on va chercher les causes déterminantes par lesquelles on essaie d’expliquer les faits sociaux. Par exemple Spencer et Tarde procèdent de cette façon. Spencer a consacré presque tout le premier volume de sa Sociologie à l’étude de l’homme primitif physique, émotionnel et intellectuel ; c’est par les propriétés de cette nature primitive qu’il explique les institutions sociales observées chez les peuples les plus anciens ou les plus sauvages, institutions qui se transforment ensuite au cours de l’histoire, suivant des lois d’évolution très générales. Tarde voit dans les lois de l’imitation les principes suprêmes de la sociologie : les phénomènes sociaux sont des modes d’action le plus souvent utiles, inventés par certains individus et imités par tous les autres. On retrouve le même procédé d’explication dans certaines sciences spéciales qui sont ou devraient être sociologiques. C’est ainsi que les économistes classiques trouvent, dans la nature individuelle de l’homo œconomicus, les principes d’une explication suffisante de tous les faits économiques : l’homme cherchant toujours le plus grand avantage au prix de la plus petite peine, les relations économiques devaient nécessairement être telles et telles. De même les théoriciens du droit naturel recherchent les caractères juridiques et moraux de la nature humaine, et les institutions juridiques sont à leurs yeux, des tentatives plus ou moins heureuses pour satisfaire les rigueurs de cette nature ; l’homme prend peu à peu conscience de soi, et les droits positifs sont des réalisations approximatives du droit qu’il porte en soi.

L’insuffisance de ces solutions apparaît clairement dès qu’on a reconnu qu’il y a des faits sociaux, des réalités sociales, c’est-à-dire dès qu’on a distingué l’objet propre de la sociologie.