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Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/89

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L’expression obligatoire des sentiments
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et modulé. C’est donc, au moins dans le centre, l’est et l’ouest australien, une longue éjaculation esthétique et consacrée, sociale par conséquent par ces deux caractères au moins. Cela peut aussi aller assez loin et évoluer : ces cris rythmiques peuvent devenir des refrains, des interjections du genre eschylien, coupant et rythmant des chants plus développés. D’autres fois ils forment des chœurs alternés, quelquefois les hommes avec des femmes. Mais même quand ils ne sont pas chantés, par le fait qu’ils sont poussés ensemble, ces cris ont une signification tout autre que celle d’une pure interjection sans portée. Ils ont leur efficacité. Ainsi nous savons maintenant que le cri de bàubàu, poussé sur deux notes graves, que poussent à l’unisson les pleureuses des Arunta et du Loritja, a une valeur d’ἀποτρόπαιον, de conjuration traduirait-on inexactement, d’expulsion du maléfice plus précisément.

Restent les chants ; ils sont de même nature. Inutile de remarquer qu’ils sont rythmés, chantés — ils ne seraient pas ce qu’ils sont s’ils ne l’étaient —, et par conséquent fortement moulés dans une forme collective. Mais leur contenu l’est également. Les Australiens, ou plutôt les Australiennes ont leurs « voceratrices », pleureuses et imprécantes, chantant le deuil, la mort, injuriant et maudissant et enchantant l’ennemi cause de la mort, toujours magique. Nous avons de nombreux textes de leurs chants. Les uns sont fort primitifs, à peine dépassent-ils l’exclamation, l’affirmation, l’interrogation : « Où est mon neveu le seul que j’ai. » Voilà un type assez répandu. « Pourquoi m’as-tu abandonné là ? » — puis la femme ajoute : « Mon époux [ou mon fils] est mort ! » On voit ici les deux thèmes : une sorte d’interrogation, et une affirmation simple. Cette littérature n’a guère dépassé ces deux limites, l’appel au mort ou du mort, d’une part, le récit concernant le mort d’autre part. Même les plus beaux et les plus longs voceros dont nous ayons le texte se laissent réduire à cette conversation et à cette sorte d’enfantine épopée. Rien d’élégiaque et de lyrique ; une touche de sentiment à peine, une fois, dans une description du pays des morts. Cependant ce sont en général de simples injures, ordurières, des imprécations vulgaires contre les magiciens, ou des façons de décliner la responsabilité du groupe. En somme le sentiment n’est pas exclu, mais la description des faits et les thèmes rituels juridiques l’emportent, même dans les chants les plus développés.