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Page:May - Les Pirates de la Mer Rouge, 1891.djvu/61

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une aventure en tunisie

J’allais répondre quand un cri plein d’angoisse, un cri de femme, aigu et déchirant, m’interrompit.

Une petite personne, ronde comme une boule et fort embarrassée dans ses vêtements, s’élançait au milieu de la cour aussi vite que le lui permettaient son poids et son émotion.

« Arrête-toi, suppliait-elle en tombant à mes pieds. Ne le tue pas, c’est mon mari ! »

Cette rondelette petite dame, qui semblait nager en marchant sous ses lourdes jupes, avait tout vu de sa fenêtre grillée ; le danger lui donnait un vrai courage pour affronter ainsi tous ces étrangers.

« Qui es-tu ? lui demandai-je.

— La femme du vékil.

— Oui, ma propre femme, la rose de Kbilli ! gémit le Turc.

— Comment t’appelles-tu ?

— Mersina. »

Cette rose se nommait Mersina : myrte ! Pouvait-on n’être point gracieux envers de si poétiques fleurs ?

« Si tu veux, ô Mersina, me montrer l’aurore de ton visage, fleur de cette oasis, je te le jure, ma main ne se lèvera point sur ton époux ! »

A l’instant même, madame la vékil écarta son voile. Elle vivait depuis longtemps parmi les tribus arabes, où les femmes sont voilées, mais, sous certains rapports, se montrent bien moins formalistes que les Turcs ; d’ailleurs il s’agissait de la vie de son seigneur et maître : elle n’hésita pas.

Je regardai ce visage pâle, sans teint, aux chairs molles, si grasses qu’on distinguait à peine les yeux, et ce petit nez relevé. Madame la vékil pouvait avoir une quarantaine d’années ; ses lèvres et ses sourcils étaient raidis par l’abus de la teinture. Par une suprême coquetterie, deux gros points noirs se trouvaient peints au milieu des joues, ce qui ajoutait à la singularité de cette figure. Lorsque Mersina leva ses mains suppliantes, je remarquai qu’elles étaient entièrement peintes en jaune avec du henné.

« Je te remercie, m’écriai-je, ô soleil du Djérid !… Oui, je te le promets, si le vékil reste ici, tranquillement assis, il ne lui sera fait aucun mal.

— Il ne bougera pas, sois-en sûr !

— Ton époux doit rendre grâce à ton aimable intervention, sans