Page:Meillet - La Situation linguistique en Russie et en Autriche-Hongrie, paru dans Scientia, 1918.djvu/8

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Mais les habiletés ne peuvent triompher de la nature des choses. Les peuples de l’Autriche sont slaves en majorité, et il n’en est pas un qui puisse réaliser, dans le cadre médiéval de l’Autriche, l’unité à laquelle il aspire. Seul, le groupe tchéco-slovaque appartient tout entier aux pays de la couronne des Habsbourg, et il y est déchiré entre deux États aujourd’hui distincts. Même dans l’état de guerre actuel, qui permet au groupe allemand de manifester durement son autorité, le parlement impérial de Vienne a décidé que les députés de chacune des nations du royaume peuvent s’exprimer à la tribune dans leur propre langue ; il exclut toute prétention de l’allemand à être une langue dominante. Le fédéralisme le plus large ne donnerait pas satisfaction aux nations que les Habsbourg ont réunies par des alliances dynastiques et par des conquêtes, car il laisserait le domaine petit-russe coupé entre la Russie et l’Autriche, le domaine polonais coupé entre l’État indépendant que sera désormais la Pologne russe et les provinces autrichiennes et prussiennes, le domaine serbo-croate coupé entre l’empire austro-hongrois et des États indépendants depuis longtemps. Les Allemands d’Autriche, dès qu’ils sentent qu’ils pourraient ne plus dominer, regardent naturellement du côté de l’empire allemand. En Autriche, il n’y a pas de groupe autrichien ; il n’y a que des irrédentismes. Créée par les combinaisons d’une maison féodale, l’Autriche-Hongrie a des limites arbitraires qui ne concordent avec aucune frontière linguistique.

Il suffit de rapprocher l’état linguistique de la Russie de celui de l’Autriche-Hongrie pour voir que les deux situations ne sont en rien comparables : d’un côté, une masse énorme ayant la plus forte unité possible et qui possède en propre l’une des grandes langues de civilisation de l’Europe, de l’autre des groupes réunis par le hasard, qui aspirent à se dissocier et dont la plupart se refusent à accepter pour langue officielle et pour langue de civilisation le magyar ou l’allemand que, depuis des siècles, on essaie de leur imposer par la ruse ou par la violence.


Paris, Collège de France
A. Meillet