Page:Meillet - Les Langues et les Nationalités, paru dans Scientia, 1915.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
201
LES LANGUES ET LES NATIONALITÉS

tous leurs efforts pour maintenir un reste de vie nationale sont combattus. Si les Arméniens désirent sans doute la victoire russe, c’est que toute domination vaut mieux que celle des Turcs. Le parti-pris lourdement nationaliste de la bureaucratie russe est pour les alliés une cause de faiblesse matérielle et de faiblesse morale.

La différence entre les Français et les Anglais, d’une part, les Russes de l’autre, se marque dans la langue. L’anglais et, à un moindre degré, le français (et les autres langues néo-latines, comme l’italien) sont les plus avancées dans leur développement, les plus modernes de toutes les langues indo-européennes. Les langues slaves, au contraire, sont les plus archaïques. Elles ont gardé dans leur grammaire une infinité de vieilleries : les noms ont encore une déclinaison ; grand nombre de cas et de formes variées suivant les types ; les démonstratifs et adjectifs se fléchissent autrement que les substantifs. Le verbe a une flexion à formes très diverses, exprimant des notions subtiles et de caractère médiocrement abstrait : la considération du degré d’achèvement de l’action y domine, et non la notion relativement abstraite du temps. La grammaire du russe et du serbe est encore, à une foule d’égards, une vieille grammaire indo-européenne. La prononciation est aussi très particulière. Quant au vocabulaire, il est à part, et presque aucun de ses éléments ne concorde avec les mots des autres langues de l’Europe : les Slaves et en particulier les Russes sont demeurés longtemps à l’écart du grand mouvement de la civilisation européenne, et ils n’ont été amenés qu’à des dates relativement récentes à adopter des mots européens. Les vocabulaires slaves sont parmi les vocabulaires européens les plus aberrants.

C’est la prétention allemande à l’hégémonie qui seule a obligé à s’unir trois puissances aussi différentes que la Grande Bretagne, la France et la Russie, dont les deux premières n’ont aucun désir d’étendre leur domaine européen, et dont la troisième, tout en gardant un caractère nationaliste prononcé, ne saurait viser et ne vise pas à s’agrandir désormais en Europe.

Paris, Collège de France

A. Meillet