Page:Mercier - Le Nouveau Paris, 1900.djvu/129

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mères de famille j’ai vu pâlir, et essuyer leurs larmes à la lecture de ce sinistre mandement sur le jeûne universel ! Derrière la foule des nombreux lecteurs, une marchande de choux, sa hotte sur le dos, s’écriait d’un ton dolent : « Ils sont partis, les bœufs, ratissons-nous les boyaux ! » Cependant on voyait arriver de la province des bandes de vaches laitières ; les dévorateurs du peuple commençaient ainsi l’exécution du pacte de famine, et ils travaillaient rapidement à anéantir la reproduction des espèces. Déjà les précurseurs de l’armée révolutionnaire, semblables à des loups affamés, parcouraient les campagnes, en dardant des yeux étincelants sur les fermes et les métairies. Ils s’y précipitaient armés de fourches et de baïonnettes, empoignaient les moutons, les volailles, incendiaient les granges, déliaient les bœufs dans les étables à la face des propriétaires, et vendaient leurs larcins à d’infâmes spéculateurs. Ces_atroces brigandages firent disparaître subitement le beurre et les œufs. Dès neuf heures du matin, la Halle, jadis ce vaste et riche dépôt de toutes les riches productions de la nature, se trouvait dégarnie. Bientôt il se forma de longues files de femmes, qui depuis minuit, bravant l’inclémence de l’air, attendaient patiemment chacune leur tour, pour conquérir au péril de leur vie trois œufs et un quarteron de beurre. La cavalerie et la force armée des sections, détachées par les animaux ravissants des comités révolutionnaires, augmentaient le tumulte et le désordre. Que de femmes enceintes (l’on a eu depuis plus d’égards pour elles ; et elles prennent leur tour avant tous les autres expectants) ont été victimes de ce malheureux temps ! Que de précieux gages de l’amour conjugal ont été étouffés dans leur germe et anéantis à la source de la vie ! Oh ! quel homme sensible a pu voir sans pleurer de douleur, des milliers d’individus de l’un et l’autre sexe poursuivre en courant dans les avenues étroites de la Halle aux boucheries, les porteurs qui, courbés sous le poids énorme de moitiés de bœufs, couraient eux-mêmes pour n’être pas assaillis par la