Page:Mercier - Le Nouveau Paris, 1900.djvu/190

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massacre de l’espèce humaine, abattant des têtes couronnées sans froncer le sourcil, de même que celle du plus pur républicain, plus mes idées se confondent.

Il a vu la jeune fille à la veille de ses noces affronter le trépas avec plus de sang-froid que le fameux d’Estaing[1] qui avait rempli l’Europe des récits glorieux, de sa bravoure et de son intrépidité. Comment dort-il après avoir reçu les dernières paroles ou les derniers regards de toutes ces têtes coupées ?

En vérité je voudrais être dans l’âme de cet homme pour quelques heures ; j’y surprendrais peut-être quelques idées qui nous sont inconnues. Il a vu mourir dans l’ivresse le farouche Danton, dont tous les décrets sentaient le vin ; il a vu Robespierre et ses odieux satellites à leur dernier moment frémir, pâlir, suer de la terreur dont ils avaient glacé les Français : il eût coupé la tête à Condorcet comme à Marat. Que] singulier homme ! et son existence n’est pas un problème !

Il a entendu ces milliers de femmes furies applaudir avec des cris forcenés à cet épouvantable déluge de sang. Il dort, dit-on ; et il pourrait bien se faire que sa conscience fût en plein repos.

La Guillotine l’a respecté, comme faisant corps avec elle ; l’on ne s’est jamais avisé de condamner au feu la planche roulante qui amenait les victimes sous le tranchant fatal. Il est vrai qu’il ne fut point tout à la fois, comme l’exécuteur de la justice de Nantes, bourreau, président de société populaire, et témoin gagé pour déposer contre les prévenus. On ne se disputa point comme à Nantes le bonheur de l’avoir pour gendre ; on ne vit point comme à Nantes des personnes de tout rang et de tout état l’aborder d’un air caressant et presser amicalement ses mains sanglantes ; et les Parisiennes ne portèrent point à leur oreille,

  1. Lieutenant-général des armées navales sous Louis XVI. Pour sauver sa tête, s’enrôla dans le parti de la Révolution et accabla la reine lors de son procès. N’en fut pas moins condamné à l’échafaud en 1794 et y monta avec la plus grande lâcheté.