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Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/62

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diction dont M. Dumur incrimine Nietzsche, et montrer que, s’il considère les faits concrets du point de vue apollinien, c’est qu’il devait en être ainsi pour que son système soit dionysien. Nietzsche tient énormément à la culture grecque anté-socratique, qu’il appelle une culture d’homme ; c’est certainement un fait de culture semblable qu’il retrouve dans la Renaissance, et qu’il pense encore retrouver chez les classiques français.

« Notre connaissance du mondeest purement arbitraire ; nous le considérons selon un schémalogique, par nous fixé. La logique était considérée comme moyen pour faciliter la pensée : comme moyen d’expression, nonpointcomme vérité… plus tard elle agit comme vérité[1]. » On peut appliquer ces mots à la culture. Toute culture est une tentative de schématisation du m onde ; on peut, à considérer ses résultats, voir si cette culture est forte ou faible ; mais quelle qu’elle soit, elle est apollinienne puisque née d’une vue générale embrassant le monde extérieur et le systématisant, sur le plan d’une illusion plus ou moins féconde. Nous voilà, ce me semble, pas loin du système fictionniste de M. de Gaultier ; céder à cela, c’est adopter du monde une vue spéciale, que l’on veut être la plus riche possible ; c’est faire une évaluation telle que l’on parvienne à concevoir comme réel le monde phénoménal et l’être lui-même ; et cette, évaluation fait encore partie de l’être. Mais envisager l’être, c’est exclure le devenir. « Il faut, dit Nietzsche, remettre l’acteur dans l’action, après qu’il en a été retiré d’une façon abstraite, l’action ayant été ainsi vidée de son contenu ; … toutes les évaluations ne sont que des conséquences et des perspectives de l’unique volonté : l’évaluation elle-même n’est que cette volonté de puissance ; une critique de l’être, basée sur une quelconque de ces valeurs, est quelque chose d’insensé et d’incompréhensible[2]. » Nous ne sommes certes pas ici en présence d’une philosophie intellectualiste ; Nietzsche ne fait de la connaissance qu’un mode de la volonté et va jusqu’à dire : « Une tâche demeure toute nouvelle et à peine perceptible à l’œil humain, la tâche de s’incorporer le savoir et de le rendre instinctif[3]. » L’homme s’est perdu dans les différentes cultures en accordant la réalité absolue au schéma fixé ; em-

  1. Volonté de paissance, t. II, aph. 274.
  2. Ibid., id., aph. 211.
  3. Gai Savoir, aph. 11, p. 51.