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Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/64

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vital qui nous emporte. Dès l’instant où l’intellectualité pri me la volonté de puissance, l’apollinisme, le dionysisme, l’espèce visée entre en décadence. Toutes ces choses n’ont point échappé au regard perspicace de Nietzsche, et ce qu’il peut sem bler y avoir de contradictoire se résoud en clarté dans ses explications.

M. Dumur a raison, je pense, lorsqu’il affirme que, dès que Nietzsche se trouve en présence d’un fait concret, il est apollinien : en pourrait-il être autrement ? Lorsqu’il considère une culture, ou ses résultats, Nietzsche se livre à une interprétation de valeurs, c’est-à-dire qu’il accorde à ces valeurs une objectivité, qui les place en dehorsdu devenir, et par conséquent hors de tout dionysisme. « J’interprète, dit Nietzsche[1], le plus volontiers les hommes exceptionnels d’une époque, comme les pousses tardives, soudainement émergées de cultures passées et des forces de ces cultures : en quelque sorte comme l’atavisme d’un peuple et de ses mœurs : c’est ainsi seulement que l’on pourra trouver chez eux quelque chose à interpréter. » Interpréter, c’est user vis-à-vis d’un ensemble de faits, de considérations et de mesures logiques, c’est isoler certains faits ou certains groupes de faits de caractères identiques. Si cette faculté d’interprétation est possible, elle ne l’est qu’en admet tant un schéma fixe et objectif ; or, en réalité, l’ensemble de notre activité et de notre connaissance n’est pas une série de faits et d’espaces intermédiaires vides, c’est un courant continu[2]. Comme l’a dit ailleurs Nietzsche, la conscience est sur ajoutée, mais elle n’en existe pas moins avec ses fonctions déterminées, qui sont de nous permettre d’enfermer le monde dans un schéma particulier et de l’asservir de cette façon. Mettant la discontinuité dans le monde, la conscience nous permet sur lui une emprise profonde, mais elle nous plonge, en nous dégageant du rythme de la durée, dans un cruel dilemme. Eriger d’un côté le monde phénoménal en monde réel, accorder ainsi d’une façon absolue nos perceptions aux choses perçues, en excluant ainsi toute possibilité de progrès ; suivre d’un autre côté l’élan vital continu sans prendre conscience, sans donner naissance au schéma extérieur, mais renoncer ainsi à toute connaissance et s’abîmer dans la solitude d’un

  1. Gai Savoir, aph. 10, p. 49.
  2. Le Voyageur et son Ombre, aph. 11, p. 221.