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Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/97

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— À vous écouter, il n’y aurait plus qu’à fermer boutique… Heureusement, nous n’en sommes pas encore là.

Des affiches couvrirent les murs. Elles annonçaient l’ouverture du magasin pour le 25 mai. Les nuits de Mme Colliard furent plus agitées. Elle confiait à Mme Ternaux :

— Nous allons bien voir ce qu’il y a là-dessous.

L’inquiétude se doubla de ce que les derniers aménagements s’accomplissaient dans un grand mystère. De la gare au magasin, c’était un va-et-vient perpétuel. Des camions chargés de caisses avaient remplacé les voitures de pierre. Puis les employés vinrent de Paris. C’étaient de jeunes hommes vifs, délurés qui, dès six heures, se répandaient dans les brasseries et dans les cafés. La famille Colliard prit l’initiative d’un mouvement. Le fils avertit les jeunes gens de son patronage et ceux-ci organisèrent une « imposante » manifestation. Le 25 mai, à huit heures, des bordées de sifflets accueillirent l’ouverture des portes. Toute la population était réunie. Il y avait sur la place une foule tumultueuse. Le personnel des « Armes de Beaumont » était à son poste. À la colère, il opposait d’indulgents sourires. Conscient de sa force, il avait l’indifférence du lion pour les mouches.

Un ciel net baigné de soleil avivait l’éclat des pierres neuves et des lettres d’or. Les plaques de faïence étincelaient dans le matin pur. Jusqu’à deux heures, personne n’osa franchir le seuil détestable. Puis, quelqu’un se risqua, une cousine des Potte, une grosse dame à chapeau de roses, qui traînait à sa remorque un carlin grognon. Elle acheta des mouchettes et sortit en tapinois, la tête basse, le pas hésitant, courbée sous le mépris universel.

III

Un mois courut et le magasin vivait encore. On s’habituait peu à peu à cette grande bâtisse qui semblait jeter un défi au peuple. Deux oriflammes balançaient dans le ciel sa raison sociale. « La direction ne reculera devant aucun sacrifice », disait le prospectus, qu’une fois la semaine, à tout le moins, le facteur déposait chez l’habitant. De tels moyens indignaient Mme Colliard.

— Et vous appelez ça du commerce ? disait-elle, les sourcils hauts et les bras croisés.