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MERCVRE DE FRANCE — 16-XII-1908


l’ombre d’une ressemblance. Qu’est-ce qui s’était passé ? On avait traduit Wagner en allemand. Le Wagnérien s’était rendu maître de Wagner ! — l’art allemand ! le maître allemand ! la bière allemande !… Nous autres, qui ne savons que trop bien à quels artistes raffinés, à quel cosmopolitisme du goût, l’art de Wagner s’adresse seulement, nous étions hors de nous de trouver Wagner habillé de « vertus » allemandes. — J’ai la prétention de connaître le Wagnérien. J’en ai « vécu » trois générations, depuis feu Brendel, qui confondait Wagner avec Hegel, jusqu’aux « idéalistes » du Journal de Bayreuth, qui confondent Wagner avec eux-mêmes,— j’ai entendu toutes sortes de confessions de « belles âmes » sur Wagner. Un royaume pour un mot sensé ! — La prodigieuse société, en vérité ! Nohl, Pohl et autres « drôles » de cet acabit jusqu’à l’infini ! Toutes les difformités s’y coudoient, aucune n’y manque, même l’antisémite. — Le pauvre Wagner ! Où s’était-il fourvoyé ! — Si du moins il était allé parmi les pourceaux ! Mais parmi les Allemands ? On devrait bien une fois, pour l’édification de la postérité, empailler un Bayreuthien authentique, ou mieux encore le mettre dans l’esprit-de-vin — car c’est l’esprit qui manque ici — avec l’inscription suivante : Spécimen de « l’esprit » en vue de qui fut fondé « l’empire allemand ». — Bref, au milieu des réjouissances, je partis tout à coup pour quelques semaines, je partis soudain, bien qu’une charmante Parisienne eût cherché à me consoler. Auprès de Wagner, je m’excusai seulement par un té)égramme fataliste. Dans un coin perdu du Bœhmerwald, Klingenbrunn, j’allai porter, comme une maladie, ma mélancolie et mon mépris de l’Allemand ; — et de temps en temps, je notais sous le titre général de le Soc de la charrue quelques phrases dans mon carnet, — de mordantes remarques de psychologie qu’on retrouverait peut-être encore dans Humain, trop humain.

3.

Ce qui se décida à ce moment, ce ne fut pas ma rupture avec Wagner. Je pris conscience d’une aberration générale de mes instincts dont mes erreurs de détails — qu’elles eussent nom « Wagner » ou « professorat de Bâle » — n’étaient que des symptômes particuliers. Je fus pris d’une véritable impatience contre moi-même ; je vis qu’il était grand temps de