REVUE DE LA QUINZAINE177de consacrer son activité à une œuvre, à quelque chose qui soit hors de lui, au bien des autres. Il en a besoin d’autant plus qu'il lui sem¬ ble ainsi payer pour les fautes qui le tourmentent. C’est, le moyen de retrouver la sérénité, tout en s’ouvrant un champ d'action qui convient à sa nature. La propagande, c’était son «empire» ; il l'a perdu, sa vie est sans but, il s'adonne à la boisson, .Peu à peu Vidée d’une nouvelle raison de vivre se forme en son esprit. Sa mère, veuve, est une riche propriétaire. Il est fils unique. Puisqu’il ne peut, ou ne veut plus retourner dans les milieux socia¬ listes, il pourra, sous une forme plus pratique, dans les limites de la propriété familiale où nul ne viendra l’inquiéter, exercer encore une action sociale. Il fondera, en défrichant les terres qui entourent les champs cultivés, une colonie agricole, et il y installera, notam¬ ment, Olina, victime de l’une de ses fautes de jeunesse ;Il rentre chez sa mère. Elle lui repasse la gestion d’une grosse entreprise agricole* L’activité lui revient. L’instinct du propriétaire renaît en lui, et lui rend pénible de donner des morceaux de sa terre, même de peu de valeur. II s’y résout cependant, et retrouve ainsi sa tranquillité perdue- Il ne boit plus. Il s’absorde dans la direction de la ferme, de la scierie, du moulin, et de temps en temps va voir, satisfait, les progrès du travail des nouveaux colons sur les terres concédées.C’est alors que le drame se noue. La colonie est installée sur des terrains glaiseux, dont la couche mince recouvre le roc. L’eau, en s’infiltrant entre la pierre et la terre, peut produire des glissements, et parfois des étendues considérables, des fermes entières, peuvent alors être englouties dans quelque fente de rocher ou dans un tor¬ rent. Les risques sont augmentés par le défrichement des bois.Erik Evje, en fondant la colonie agricole, ne croyait pas faire un si dangereux cadeau. Il est informé trop tard de la nature de ce sol. D’ailleurs, est-ce vrai ? Il a besoin de croire que ce n’est pas vrai, il accueille aisément les paroles rassurantes, et laisse aller les choses. Car il faut que sa colonie existe et prospère. Elle n’occupe guère son temps, c’est la direction de sa ferme, de ses ouvriers, qui a vraiment redonné à sa vie un intérêt ; mais la colonie est pour lui à la fois le paiement d’une dette pour ses fautes passées, et la justification de son activité nouvelle de propriétaire, la part faite à des idées qu’il ne pourrait abandonner entièrement sans déchoir à ses propres yeux. Elle est tout ce qu’il lui reste de son ancien idéal. S’il est obligé d'y renoncer, ce sera de nouveau, et définitivement, sans doute, le vide affreux de jadis, — et bientôt la boisson, recours du désespoir. L’horreur même de la conclusion lui donne une sorte de confiance, mais inquiète.S’il est inquiet, c’est pour lui-même. Il ne songe pas au malheur$2
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