Page:Mercure de France, t. 77, n° 278, 16 janvier 1909.djvu/85

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LES SOUTIENS DE L’ORDRE

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— Nous causions dernièrement, continua M. de La Musar­ dière, l’abbé Picquenet et moi, de l’immoralité actuelle. Je n’avais pas, comme vous devez le penser, montré ce dessin à l’abbé, qui en aurait désapprouvé le sujet. M . Picquenet est un prêtre vénérable. Il me disait, je me souviens m<! îe de sa phrase très expressive : « La corruption, aujourd’hui, est dans l’air. » Et je lui répondis : « C’est parce qu’elle est à la portée de toutes les bourses. » Un tel dessin, monsieur le maire, ne deviendrait immoral que s’il était dans la vitrine de Pié- daloup, où mes domestiques vont acheter leur tabac. Il en est de même des livres qui renferment des récits érotiques et des idées subversives. A mon avis, ils ne seraient plus dangereux, le jour où ils coûteraient cinquante francs, et non plus trois francs cinquante. «Quel mal y a-t -il pour nous, monsieur, à lire que les magis­ trats sont des imbéciles, et que les gendarmes ont souvent tort? Mais il est désastreux que les livres aident mes domestiques ou mes fermiers à s’en apercevoir. Binet secouait la tête; il ne savait trop s’ildevait approuver. Il continuait de considérer attentivement le dessin. De temps en temps, une ombre noire se profilait sur les rideaux. C ’é­ tait l’abbé Picquenet, qui, malgré le soleil, se promenait sur la terrasse en lisant son bréviaire. — N’êtes-vous point d’avis, monsieur le comte, dit Binet, que le nu est moins immoral que le décolleté? — C’est mon opinion, s ’écria M. de La Musardière. Comme il ne cache rien, il ne donne pas la curiosité malsaine de voir davantage. J’aime, je vous l’avoue, reposer mes yeux sur les formes de cette Diane, dont la vue indigne le précepteur de mon fils. M. Binet se prit à rire. — Cet excellent abbé Picquenet, continua M. de La Musar­ dière, pose, chaque fois qu’il vient ici, son chapeau contre le ventre poli de cette statuette. Il ne veut pas, dit-il, la voir. II moralise sur l’immodestie de cette personne de marbre. « Ce que vous obligez mes yeux à considérer, s’écrie-t -il chaque fois, est abominable. » Jelui répète immanquablement : « Mon cher abbé, nous ne sommes pas du même avis. » Aussi, ne vient-il plus volontiers dans mon cabinet.