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Page:Mercure de France - 1891 - Tome 2.djvu/41

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MERCVRE DE FRANCE

a le même besoin, la femme, sans éprouver le moindre scrupule et comme si c’était une chose vraiment naturelle, les lui vend.

Toutes les femmes se vendent. C’est-à-dire : les femmes ne donnent jamais leur amour contre l’amour des hommes ; les hommes sont obligés de fournir aux femmes, outre leur quote-part d’amour, des rémunérations en espèces et en marchandises suffisantes à assurer à celles-ci l’oisiveté de l’existence, où elles n’ont plus d’autre peine que celle de chanter leur partie dans le duo génital. L’homme doit entretenir sa femme : cet aphorisme moral, répété d’âge en âge sous le double sceau de la religion et du code, montre bien que chaque femme est, en effet, une femme entretenue. Dans notre société, la vraie condition de la femme est de ne pas travailler. Aussitôt sorti des classes infimes de la population, où la femme ne travaille que par l’insuffisance des gains de l’homme à l’entretenir, on voit s’épanouir le ménage bourgeois dans sa banale ignominie : l’entreteneur se harassant et suant à la conquête, pénible du métal, usant ses forces, épuisant l’ingéniosité de son esprit à de durs labeurs créateurs d’aisance et, si possible, d’opulence, élaborant minute après minuté ses projets absorbants, acharné dans sa perpétuelle lutte pour le bien-être ; l’entretenue jouissant tranquillement et abondamment des biens amassés, sans autre souci que celui de les dépenser, dilapidant à sa guise, se parant à grand renfort de robes coûteuses et de chapeaux ruineux, dissipant avec joie ses journées à courir les magasins de modes, à babiller chez ses amies et à se montrer plus ou moins décolletée en public, dansant, dévorant des romans, faisant de la musique et, le plus souvent, trompant son protecteur pour tout merci. Et c’est cet état de choses qui est considéré comme normal, qui est voulu par la société, et proposé en but enviable à ceux dont les moyens ne sont pas encore de luxe à le réaliser !

Dès que l’ouvrier gagné dix francs par jour, sa femme déserte l’atelier ét, fidèle enfin à elle-même, savoure la satisfaction de ne plus se donner que contre argent. Elle se sent du même coup supérieure à ses voisines moins chanceuses, qui en sont encore à collaborer humblement à l’œuvre du pain quotidien. Ambitieuse de grimper, rongée du besoin de la fille tolérée qui veut passer au rang de grande courtisane, elle s’efforce d’éclipser