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mercvre de france—i-1900

samment et s’éloignaient le dos tourné au groupe arrêté dans le chemin. Sur les bords, s’avançaient ceux qui étaient à pied, menacés par les véhicules, culbutant dans les fossés, se bousculant les uns les autres.

Les chariots et les voitures de tout genre s’entassaient et s’emmêlaient les uns dans les autres, laissant peu de place pour les véhicules plus légers et plus impatients qui, de temps en temps, quand la moindre occasion s’offrait, se précipitaient en avant, obligeant les piétons à se serrer contre les clôtures et les barrières des villas.

— En avant ! en avant ! était le seul cri. En avant ! ils viennent !

Dans un char-à-bancs se trouvait un aveugle vêtu de l’uniforme de l’armée du Salut, gesticulant avec des mains crochues et braillant à tue-tête ce seul mot : Éternité ! Éternité ! Sa voix était rauque et puissante, si bien que mon frère put l’entendre bien après qu’il l’eut perdu de vue dans le nuage de poussière. Certains de ceux qui étaient dans les voitures fouettaient stupidement leurs chevaux et se querellaient avec les autres cochers ; d’autres restaient affaissés sur eux-mêmes, les yeux fixes et misérables ; quelques-uns, torturés de soif, se rongeaient les poings, ou gisaient prostrés au fond de leurs véhicules ; les chevaux avaient les yeux injectés de sang et leur mors était couvert d’écume.

Il y avait, en nombre incalculable, des cabs, des fiacres, des voitures de livraison, des camions, une voiture des postes, un tombereau de boueux avec la marque de son district, un énorme fardier surchargé de populaire. Un haquet de brasseur passa bruyamment avec ses deux roues basses éclaboussées de sang tout frais.