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le tueur de grenouilles

mières branches du bois. C’est une jolie forme blanche, ronde de partout, qui roule au ras de l’herbe ; elle est voilée d’un épais nuage qui la tient à la ceinture, cherchant à lui manger la tête. Et elle roule, et elle glisse, et toutes les lumières s’échappent de là, des reflets de cheveux roux, de gorge laiteuse. Le petit Toniot rampe et courbe les herbes avec précaution. Il a dépassé le jardin, il est tout près du fossé, devant le bois où il y a comme une alcôve, une ample couche de verdure. Il regarde, il regarde, et il rit silencieusement, malgré que son cœur se serre d’une manière affreuse. Ce qu’il voit, il ne l’oubliera plus, parce que c’est trop drôle ! Il voit une grande grenouille blanche, oui, c’est bien cela, cette flexibilité merveilleuse des cuisses et des bras ouverts, cet étirement élastique et précis de membres si pâles qu’ils en paraissent argentés ! Maintenant il comprend, pourquoi on le traite de crapaud, c’est qu’il est réellement le fils d’une grenouille. Il regarde, il regarde, il en a mal à ses yeux qui lui piquent ! Il regardera cela toute sa vie, en dedans de lui, au plein milieu de son cœur, il s’y mirera comme en une source empoisonnée dont les reflets sont à la fois cruels et doux.

Il a vraiment bien assez vu ! Il revient sur ses brisées, le petit fauve, il recule, rentre dans sa tanière. Il va peut-être se recoucher en enfant docile et complice, la tête tournée vers le mur, mais c’est plus fort que lui, l’esprit de la terre, l’ancien pacte conclu d’homme à homme pour se protéger contre l’Ennemie, le pousse plus loin que son lit jusqu’au lit de son père.

Le grand Toniot s’éveille à son tour, flairant le vent :