Page:Mercure de France - 1914-07-16, tome 110, n° 410.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les effets pernicieux de ceci, non seulement quand je réfléchis amèrement au fait que j’ai déjà gaspillé une grande partie de ma vie en vains efforts, mais pareillement au manque de courage avec quoi j’entreprends toute chose et qui suffit, de soi, à exclure toute chance de succès : « Languescet industria si nulla ex re spes[1]. »

Au moins, Bouvard et Pécuchet, en dépit de leur instabilité, conservent-ils l’espoir. S’ils retournent à la copie, c’est plus par dépit que par lassitude : ils sont les victimes de la sottise ambiante bien plus que de leur propre faiblesse. Tout ne leur a-t-il pas, en effet, « craqué dans la main » et n’est-ce pas la constatation qu’ils en font qui les pousse à copier ? Si l’auteur, à la fin de son livre, leur avait fait faire, comme à Frédéric Moreau et à Deslauriers, leur examen de conscience, on y eût sûrement trouvé quand même moins d’amertume et de découragement qu’en celui des héros de l’Education sentimentale.

§

Quand on lit les conversations qu’ils ont avec les bourgeois de Chavignolles, on connaît bien vite que ce ne sont point les discours des deux amis qui sont les plus riches en « idées reçues », mais au contraire qu’ils abondent en hardiesses où leurs interlocuteurs trouvent prétexte à scandale. Et pourtant, les « négations lourdes » du Curé Meslier choquent Pécuchet…

Dès les premières pages du roman, ne trouve-t-on pas cette indication prouvant que Flaubert n’a pas voulu faire de Bouvard et Pécuchet deux imbéciles, — la phrase est capitale pour comprendre sa pensée : « Par leur curiosité, leur intelligence se développa » ? Et son corollaire, si juste, qui la suit immédiatement, ne laisse plus place au doute : « Ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. »

M. Homais, lui, ne souffre pas. Le contentement de soi, la certitude, est le premier trait de son caractère. Bouvard et Pécuchet ne sont donc pas imperfectibles — comme Homais. Bien au contraire, « une faculté pitoyable se développe dans leur esprit : celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue

  1. Lettres inédites de Jane Welsh à Carlyle, publiées dans le Mercure de France du 16 mai 1917, p. (E. et M. Masson, trad.).