Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/112

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vous aussi, sur l’autre versant des montagnes, l’homme continuait d’être l’homme et la belle vie se poursuivait. Mais plus on s’approchait du village, plus le vide se faisait. Les chemins coupés, les prés ravinés, les forêts tombées indiquaient assez à l’œil les limites au delà desquelles on ne s’aventurait pas. Et ces limites étaient celles de la commune, parce qu’une malédiction devait être sur elle, et on disait maintenant une peste ; et vainement, une nouvelle fois, des messagers avaient été envoyés pour demander du secours, et ils s’étaient mis à genoux : on ne leur avait pas permis d’approcher ; on leur avait dit : « Pas un pas de plus, ou bien on vous tire dessus ! » Seul, on ne sait comment, le curé avait réussi à s’enfuir.

Alors ç’avait été le complet silence, sauf ces cris d’oiseaux, qu’on a vus, quand le premier corbeau donne le signal et tous suivent : sauf ces rauques tristes cris d’oiseaux de proie, désormais seuls à se faire entendre, tous les oiseaux des haies ayant été mangés ; sauf aussi par moment des éclats de rire bizarres, des chansons, et des airs de danse qui passaient tout à coup dans l’air, particulièrement la nuit.

C’est qu’on s’amusait ferme à l’auberge, où ils étaient maintenant une douzaine et plus. Ils avaient à manger et à boire tant qu’ils voulaient ; ils avaient de l’or et des femmes. Qu’un tonneau fût vide, l’Homme n’avait qu’à le toucher et le tonneau était de nouveau plein. On vient de décrocher ce beau jambon de la cheminée, il n’en reste que le manche : l’Homme s’approche, étend la main et le jambon est plus dodu qu’avant. L’or, supposez que vous en demandiez, encore qu’il ne vous serve guère puisque vous avez tout pour rien, mais vous en demandez quand même, l’Homme dit : « Regarde ta bourse », elle était pleine de louis. Et quelques-uns, par un calcul, allaient vite enterrer cet or pour en réclamer à nouveau, on prétend que leur cachette, quand ils y retournaient, était pleine de cendre. Mais enfin avec nous la vie était bonne. Cet Homme qu’on appelait Branchu et que nous appelons à présent le Maître, il est bien le Maître, en effet, puisqu’il fait tout ce qu’il lui plaît et jusqu’aux choses lui obéissent. Il tire tout de rien, comme Dieu. Il nous donne tout ce dont on a besoin pour vivre, même plus que ce dont on a besoin. Et quant aux femmes, qui sont avec nous pour notre joie, c’est les plus jolies du village, qui sont venues vers lui tout de suite après