Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/116

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blées, n’ayant plus rien à espérer que de crever, comme une bête qu’on prend et on la jette sur le fumier.

Cependant ces musiques se faisaient entendre et des gros rires venaient. C’est qu’il y en a qui s’amusent. Qu’est-ce qui nous empêcherait d’en faire autant ? On a beau penser à son âme, le corps est là, qui crie plus fort. On voit qu’il faudra finir par choisir ; plusieurs avaient déjà choisi. « Tant pis, se disaient-ils, peut-être qu’on sera punis dans l’autre vie, mais on profitera du moins de celle-ci. » Et, ayant attendu que la nuit fût là, parce que, travaillés malgré tout par la honte, ils entr’ouvraient leur porte et se laissaient couler dehors. Et s’avançant furtivement comme fait l’animal qui rampe, ils se dirigeaient vers la place, au-dessus de laquelle une grande lueur bougeait. Toutes les fenêtres de la cure maintenant étaient éclairées, comme on voit sur les abat-jour à découpures, et l’auberge pareillement. Collés derrière l’angle d’un mur, d’où ils ne laissaient sortir que leur tête, ils tendaient leurs regards vers là-bas, avidement, comme des mains. Et ils voyaient ces tables, avec du vin dessus, et des hommes assis à ces tables. Chaque fois que la porte s’ouvrait, une bouffée chaude venait, qui vous apportait un fumet de viandes et de toute sorte de choses bonnes à manger. Ils se cramponnaient à la pierre, ils mordaient dedans ces odeurs. Mais bientôt ils n’y tenaient plus. Ils étaient pris par les épaules, ils étaient poussés en avant. Ils venaient, ils levaient les bras, et, se jetant contre la porte, comme elle cédait brusquement, ils roulaient jusque sous les tables.

Alors on criait : « Encore un ! » mais ils ne voyaient rien, ils n’entendaient rien ; la seule chose à laquelle ils fussent sensibles encore était quand on leur apportait à manger, ce qu’on faisait tout de suite ; et ils devaient se tenir des deux mains pour ne pas se jeter sur les plats, comme le chien affamé par la chasse, à qui on donne sa pâtée.


3

Il y eut grande fête à l’auberge, cette nuit-là. Après qu’ils eurent bu, ils voulurent danser, mais la salle à boire se trouva être trop petite, tellement ils étaient nombreux. Un des garçons, nommé Labre, avait sorti sa musique à bouche, et il y eut bien un petit air de danse ; seulement quand les couples