Page:Mercure de France - 1er juillet 1914, tome 110, n° 409.djvu/125

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dite que par moi seul : c’est pourquoi tous les chapelets avaient été sortis et ils les égrenaient entre leurs doigts devenus longs, et comme noués à deux places.

Ainsi, et plus assidûment que tous, priait entre autres le vieux Jean-Pierre, agenouillé contre son lit, au chevet duquel était une image, et un petit bénitier d’étain où trempait un rameau de buis.

Dès le matin il était là et jusqu’au soir il était là, souvent même la nuit entière : et, jetant les mains en avant, toutes les prières qu’il savait venaient, et il recommençait lorsqu’il n’en savait plus. Et sa femme lui demandait à boire, mais il n’entendait même pas. Elle ne pouvait plus bouger, elle, étant déjà aux portes de la mort, et, le long corridor de nuit où il faut s’avancer quand même s’étant entr’ouvert devant elle, elle appelait avec un râle et ses ongles grinçaient sur le drap. Il n’en restait pas moins fermé à tout, sauf aux vains mots qui bougeaient sur ses lèvres. Elle mourut deux ou trois jours après : il n’y fit pas attention. Parce qu’il s’acharnait, se disant : « Peut-être qu’il faut seulement forcer. » Et les autres faisaient comme lui, dans les petites chambres noires où fermentait un mauvais air, tous, sauf Joseph, qui restait immobile, pensant : « Que m’importe à présent ? » Et on ne savait pas comment cela se faisait qu’il vécût encore.

Us tombaient cependant toujours plus bas, comme le raconta un colporteur, venu d’en haut les cols chez eux, quand il descendit à la plaine, et il disait : « J’ai dû faire un détour, pourtant je ne savais rien. Mais je n’étais pas encore sorti des bois que déjà l’odeur venait. Ce n’est plus un village, je vous dis, c’est un cimetière, avec plein de corbeaux dessus et ces autres vilains oiseaux, qui aiment la viande gâtée. Faites seulement attention que le mal ne vienne pas chez vous. »

On faisait attention. Sur tous les chemins qui descendaient du village, des hommes avaient été postés, mais il ne se présentait plus personne. Alors on pensait : « Peut-être qu’ils sont tous morts. »

Ils n’étaient point tous morts. Il se passait quelque chose de pis, c’est qu’ils commençaient à faiblir. D’abord ils n’avaient été que quelques-uns à rejoindre ceux de l’auberge, et ils venaient isolément : à présent ils venaient par groupes. Comme le soleil sur un tas de neige, qui le travaille dans sa masse et