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LES COMÉDIENS TRAGIQUES

toujours, de ce qu’ils devinent et respirent dans la vie ardente de leurs proches, que les serviteurs du diable font l’armée des vaillants et l’élite de ce monde, et qu’ils en emportent, à juste titre, les plus précieuses faveurs, grâce à leur fougueuse audace et à leur nature de frondeurs. Ils pèchent, mais ils possèdent le monde ; ils pourront se repentir un jour, mais ils auront possédé le monde. Le monde est la pomme d’or à quoi toute la jeunesse aspire, et l’on accorderait à la mère française la couronne de sagesse, si elle ne s’appliquait si scrupuleusement à rayer l’amour des calculs qu’elle fait pour le bonheur de sa fille.

Disons (car les brumes de Diane sont impénétrables et glacent la curiosité) que Clotilde se promenait avec le comte Constantin, brillant Tartare affiné à Paris, quand elle fit la rencontre du prince Marko Romaris. C’était dans une ville d’eaux hongroise, au pied des Alpes de Styrie, cadre aimable où mille souvenirs qui flottent dans l’air semblent tisser autant de légendes. Un étranger, vêtu d’un costume blanc à parements rouges, arrêta ses chevaux pour écouter des tziganes rangés en cercle devant la porte d’une auberge, sous une voûte de châtaigniers. Le démon de la musique s’était emparé de lui. Il bondit de sa voiture, arracha un violon à l’un des musiciens, et dès ses premiers coups d’archet, illumina tous les visages. Puis, s’asseyant sur un banc, l’instrument au genou, il se mit à en pincer les cordes et à chanter à plein gosier. L’approche de Clotilde et du comte, et d’autres couples de leur compagnie ne le fit pas taire ; emporté par son ardeur, il jouissait trop de son chant pour se laisser troubler par des intrus ou