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Page:Merimee - Chronique du regne de Charles IX, La Double meprise, La Guzla, Charpentier 1873.djvu/273

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par cette étrange faculté de la pensée humaine qui associe souvent une image riante à une sensation pénible.

L’air pur et vif, le beau soleil, les figures insouciantes des passants, contribuaient aussi à la tirer de ses réflexions haineuses. Elle se rappela les scènes de son enfance et les jours où elle allait se promener à la campagne avec des jeunes personnes de son âge. Elle revoyait ses compagnes de couvent ; elle assistait à leurs jeux, à leurs repas. Elle s’expliquait des confidences mystérieuses qu’elle avait surprises aux grandes, et ne pouvait s’empêcher de sourire en songeant à cent petits traits qui trahissent de si bonne heure l’instinct de la coquetterie chez les femmes.

Puis elle se représentait son entrée dans le monde. Elle dansait de nouveau aux bals les plus brillants qu’elle avait vus dans l’année qui suivit sa sortie du couvent. Les autres bals, elle les avait oubliés ; on se blase si vite ; mais ces bals lui rappelèrent son mari. — Folle que j’étais ! se dit-elle. Comment ne me suis-je pas aperçue à la première vue que je serais malheureuse avec lui ? Tous les disparates, toutes les platitudes de fiancé que le pauvre Chaverny lui débitait avec tant d’aplomb un mois avant son mariage, tout cela se trouvait noté, enregistré soigneusement dans sa mémoire. En même temps, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux nombreux admirateurs que son mariage avait réduits au désespoir, et qui ne s’en étaient pas moins mariés eux-mêmes ou consolés autrement peu de mois après. — Aurais-je été heureuse avec un autre que lui ? se demanda-t-elle. A… est décidément un sot ; mais il n’est pas offensif, et Amélie le gouverne à son gré. Il y a toujours moyen de vivre avec un mari qui obéit. — B… a des maîtresses, et sa femme a la bonté de s’en affliger. D’ailleurs, il est rempli d’égards pour elle, et… je n’en demanderais pas davantage. — Le jeune comte de C…, qui toujours lit des pamphlets, et qui se donne tant de peine pour devenir un