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Page:Merimee - Chronique du regne de Charles IX, La Double meprise, La Guzla, Charpentier 1873.djvu/309

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XII.

Darcy s’était trompé sur la nature de son émotion : il faut bien le dire, il n’était pas amoureux. Il avait profité d’une bonne fortune qui semblait se jeter à sa tête, et qui méritait bien qu’on ne la laissât pas échapper. D’ailleurs, comme tous les hommes, il était beaucoup plus éloquent pour demander que pour remercier. Cependant il était poli, et la politesse tient lieu souvent de sentiments plus respectables. Le premier mouvement d’ivresse passé, il débitait donc à Julie des phrases tendres qu’il composait sans trop de peine, et qu’il accompagnait de nombreux baisements de main qui lui épargnaient autant de paroles. Il voyait sans regret que la voiture était déjà aux barrières, et que dans peu de minutes il allait se séparer de sa conquête. Le silence de madame de Chaverny au milieu de ses protestations, l’accablement dans lequel elle paraissait plongée, rendaient difficile, ennuyeuse même, si j’ose le dire, la position de son nouvel amant.

Elle était immobile, dans un coin de la voiture, serrant machinalement son châle contre son sein. Elle ne pleurait plus ; ses yeux étaient fixes, et lorsque Darcy lui prenait la main pour la baiser, cette main, dès qu’elle était abandonnée, retombait sur ses genoux comme morte. Elle ne parlait pas, entendait à peine ; mais une foule de pensées déchirantes se présentaient à la fois à son esprit, et, si elle voulait en exprimer une, une autre à l’instant venait lui fermer la bouche.

Comment rendre le chaos de ces pensées, ou plutôt de ces images qui se succédaient avec autant de rapidité que les battements de son cœur ? Elle croyait entendre à ses oreilles des mots sans liaison et sans suite, mais tous avec un sens terrible. Le matin elle avait accusé son mari, il était vil à ses yeux ; maintenant elle était