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Page:Meyer - Girart de Roussillon, 1884.djvu/414

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girart de roussillon

ai toujours nourris. Je vous ai tous enrichis de mon bien. Jusqu’ici je n’ai pas eu à m’en repentir. Vous avez pris pour moi maint palais dont je vous ai distribué les richesses, si bien que je ne possède plus rien au monde, sinon ce que j’ai sur moi. Si aujourd’hui Charles me vainc, savez-vous ce que je dis ? c’est qu’il me faudra m’en aller pauvre et mendiant. Et quand j’aurai tout abandonné au roi, vous en serez appauvris et affaiblis. Ha ! Fouque, sire cousin, c’est à vous que je le dis. Vous m’avez rendu de grands services, dont je vous ai peu récompensé. Si, en ce jour, vous m’abandonnez, je suis perdu[1] et je vous haïrai à tout jamais, soyez-en certain. C’est au grand besoin qu’on reconnaît un ami[2]. » Fouque le regarda et lui dit avec un sourire : « Nous vous avons bien ouï, sire duc. Si vous m’aviez cru, les choses se seraient passées autrement : vous et le roi seriez amis. Mais maintenant ce n’est pas pour vous que je suis ici, mais pour moi qui me tiendrais pour honni, si dans la bataille je ne montrais ce que je sais faire. Certes, ce ne sera pas ici la place des buveurs qui aiment à se chauffer devant la cheminée[3]. Qu’ils marchent en avant, et à qui fera le mieux ! »

321. Les batailles[4] chevauchent à travers les prés, sombres, têtes basses, les heaumes lacés. Charles Martel était un roi puissant, Girart un duc de grande famille, et

  1. Je traduis ici un vers, nécessaire au sens, qui ne se trouve que dans mon fragment : Se vos hui me failliez, vez me honi.
  2. Proverbe bien connu dont les exemples abondent au moyen âge ; voy. Le Roux de Lincy, Livre des proverbes, II, 282, 485 ; cf., pour le provençal. Bartsch, Denkmæler, p. 12, v. 3-4 ; p. 33, v. 23.
  3. Les gaite-vi, frag. de Passy (gardeni, pour garde-vi, dans Oxf.) mot à mot, ceux qui guettent le vin, rappellent les fainéants que le troubadour Marcabrun flétrit en plus d’une de ses pièces, qu’il appelle corna-vi, bufa-tizo, etc. Voy. Romania, VI, 122, n. 4.
  4. Au sens de troupe rangée en bataille.