Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/357

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paradoxale d’y loger ce qui est ma sensation à moi, ce qui m’appartient incontestablement.

Remarquons d’abord que si le monde entier, tel que le conçoit le sens commun, ne dépend pas de la sensation directe, il est cependant construit entièrement à l’aide d’éléments qu’il lui emprunte. En ce sens, il est exact de dire qu’il est le résultat de ma mémoire et aussi qu’il représente une possibilité de sensation. Cette table que je n’aperçois plus, que rien ne rattache à ma sensation actuelle, a cependant fait partie de mon état de conscience il y a quelques instants ; et la ville de Lucknow où je ne suis jamais allé, je conçois néanmoins qu’elle existe, parce que je me figure qu’en m’y rendant, c’est-à-dire en exécutant une série déterminée d’actions, j’aurai une sensation plus ou moins déterminée et dont les éléments me sont fournis sans aucun doute par des sensations que j’ai éprouvées réellement — puisque aussi bien ils ne sauraient me venir d’autre part.

Quelques métaphysiciens ont voulu assimiler à des sensations réelles les souvenirs de sensations ou les images construites à l’aide de souvenirs plus ou moins transformés, en prétendant qu’entre les uns et les autres il n’y a qu’une différence d’intensité, les premiers étant des états de conscience faibles, et les seconds des états de conscience forts. Mais c’est là certainement une assimilation injustifiée. Quand je verrai la table à travers un brouillard de plus en plus épais ou dans l’obscurité grandissante, ou quand on me montrera sur un transparent une vue de Lucknow dont l’intensité ira en s’affaiblissant, pourrai-je à aucun moment confondre réellement ces sensations avec des images mentales ? En d’autres termes, comme le dit Spir[1], les sensations actuelles elles-mêmes passant par tous les degrés de vivacité, depuis zéro jusqu’au point où elles sont intolérables, comment, à un degré quelconque de cette échelle, pourrions-nous confondre sensation et souvenir ? Sans doute, je puis éprouver des illusions, je puis avoir des rêves ou des hallucinations. Mais alors j’ai moi-même conscience qu’il s’agit de faits qui n’ont rien de commun avec le fonctionnement normal de mon esprit. Le cas est un peu plus embarrassant, si je suppose que je me trompe simplement et que par exemple, au déclin du jour, dans la campagne, je croie voir un homme là où il n’y a en réalité

  1. Spir. Pensée et réalité. Paris, 1896, p. 34.