Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1811 - Tome 56.djvu/146

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éviter les femmes les plus agréables et les plus belles, je m’étais contenté de la voir très souvent aux spectacles et aux promenades. Ses yeux noirs remplis de feu et d’une douce expression, joints à une peau très-blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de se défendre… Vingt-cinq ans, beaucoup de penchant pour les lettres et pour les beaux-arts, un caractère d’ange, une fortune brillante et une situation domestique qui la rendait malheureuse, comment échapper à tant de raisons d’aimer ! Un de mes amis me proposa plusieurs fois de me présenter chez elle, et je me crus assez fort pour l’approcher, mais bientôt… j’aperçus que c’était la femme que je cherchais, puisqu’au lieu de trouver en elle, comme dans toutes les femmes vulgaires, l’occasion d’un dérangement, et, pour ainsi dire, d’un rapetissement de mes idées, j’y trouvais un aiguillon, un secours et un exemple pour tout ce qui est bien. Dès-lors je me livrai, sans réserve, à ma passion pour elle, et certes je n’ai pas eu à m’en repentir, car au moment où j’écris ces pauvretés, après une union de douze ans, et à cet âge déplorable où il n’y a plus d’illusions, je sens que je l’aime chaque jour davantage. » En dédiant à la comtesse d’Albany la tragédie de Mirra, un de ses plus beaux ouvrages, il lui dit : « Vous êtes la source où puise mon génie, et ma vie n’a commencé que le jour où elle a été enchaînée à la vôtre. » Bien que la liaison qui existait entre madame d’Albany et Alfieri ne fût un secret pour personne, ils ne l’avouèrent publiquement qu’après la mort du prince Edouard, qui arriva en 1788. Quelques années auparavant, le séjour dans les états romains fut interdit à Alfieri, selon quelques-uns à cause de cette liaison, selon d’autres, ce qui paraît plus vraisemblable, à cause de sa tragédie de Brutus, qui aurait blessé la susceptibilité de quelques grands-dignitaires de Rome. Il alla dès-lors habiter l’Alsace où son amie le suivit à peu d’intervalle. Le hasard voulut qu’ils se trouvassent tous les deux à Paris lors des premiers événements de la révolution. Alfieri, entraîné par l’élan de son âme généreuse, adopta les doctrines des novateurs et se proposa de les appuyer de toutes ses forces, mais craignant de voir le repos de son amie compromis par les orages politiques qui se préparaient, il sut la décider à aller passer quelque temps en Angleterre. Madame d’Albany séjourna une année dans ce pays, où elle dut éprouver une profonde émotion en songeant que l’homme dont elle fut l’épouse avait été sur le point d’en occuper le trône. De retour à Paris, en 1792, elle y fut témoin de la terrible catastrophe du 10 août. Alfieri qui brûlait du plus pur enthousiasme pour la vraie liberté, ne put voir qu’avec horreur ou mépris le fantôme trompeur que les révolutionnaires français adoraient sous ce nom ; il prit le parti de quitter la France, et alla s’établir avec son amie à Florence. Il avait perdu à Paris une grande partie de sa fortune, et la pension de 60,000 livres que la comtesse d’Albany recevait de la France avait été supprimée ; mais il leur restait des ressources, et le gouvernement anglais vint généreusement au secours de la veuve du dernier des Stuarts, en lui assurant un revenu plus considérable que celui dont elle avait été