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couronne d’acquérir des propriétés territoriales : déjà ces vassaux avaient acheté des terres pour plus de 2 millions de roubles, et le nombre des paysans devenus libres depuis 1803 s’élevait à plus de 13,000[1] Les institutions d’enseignement public fondée par Alexandre avaient aussi porté leurs fruits, et la littérature russe faisait de rapide progrès. Le czar ne fut pendant cinq ans détourné de ces utiles travaux par aucune guerre important ; mais, vers la fin de 1809, les Turcs ayant refusé de livrer la partie de la Moldavie et de la Valachie qu’ils s’étaient engagés à lui céder, ses troupes durent s’emparer de plusieurs places, telles qu’Ismaïl et Mangalia ; elles attaquèrent ensuite le grand vizir dans son camp ; mais elles essuyèrent un échec qui les obligea d’évacuer la Bulgarie. An retour du printemps de 1810, l’armée russe, portée a 50,000 hommes, prit deux villes fortifiées, Pajardjik et Silistria, qui lui ouvriront un passage jusqu’au camp retranché de Schumla. Elle obtint encore un notable avantage à Batthyn ; et, la flottille turque ayant été battue sur le Danube, les Ottomans perdirent toutes les places qui défendent la rive droite de ce fleuve, depuis Ismaïl jusqu’à Sistowa. Le grand vizir demanda alors un armistice, qui lui fut accordé, aux conditions d’abandonner la Moldavie, la Valachie et une portion de la Bessarabie, de reconnaître l’indépendance des Serviens et d’admettre leur chef aux conférences de la paix. (Voy. Czerni-George.) Ces dures conditions ayant été rejetées par le divan, la guerre fut continuée en 1811 ; et, malgré de nouvelles défaites, les Turcs se préparaient à la résistance, lorsque les envahissements de Napoléon, devenus chaque jour plus menaçants, obligèrent Alexandre à porter ses regards sur un autre point. Alors il donna l’ordre à Koutousoff, qui commandait ses troupes, de négocier promptement la paix. Le rusé général, décidé à tout pour remplir les vues de son souverain, alla jusqu’à communiquer aux négociateurs ottomans une lettre par laquelle Napoléon aurait proposé à l’empereur de Russie de partager les États du sultan. Bonaparte dit plus tard que cette lettre était fausse ; mais nous sommes d’autant plus fondés à la croire vraie qu’elle n’était que la conséquence des conventions de Tilsitt. Les Turcs ne doutèrent pas de son authenticité ; et, dans l’indignation qu’ils en conçurent contre Napoléon, ils se hâtèrent de faire la paix avec la Russie, et les préliminaires en furent signés à Bucharest, le 28 mai 1812, sous la médiation de l’Angleterre. Par cette paix, beaucoup plus avantageuse qu’il ne devait s’y attendre, Alexandre obtint la Bessarabie tout entière, avec le tiers de la Moldavie, et les forteresses de Choczim, de Bender, d’lsmaïl et de Kilia[2]. Il accepta alors la médiation de la Porte pour la conclusion de la paix avec la Perse, et les hostilités se terminèrent également sur ce point. Ainsi c’était dans la conviction d’une guerre imminente et bien autrement redoutable qu’Alexandre s’était hâté de mettre fin à toutes les hostilités contre les Turcs. Napoléon faisait ouvertement depuis plus d’un an d’immenses préparatifs, et il n’en cachait pas même le but. Malgré les réclamations et les plaintes de Russie et de l’Angleterre, il n’avait pas cessé d’étendre ses conquêtes, et le continent européen presque tout entier obéissait à ses lois. Alexandre seul conservait encore quelque pouvoir, et ce reste d’indépendance il allait le perdre s’il eût cédé à toutes les exigences du système continental, devenu chaque jour plus intolérable. Irrévocablement décidé a ne point fléchir devant la fortune de Napoléon, le czar prépara donc à la guerre. Il ne put se dissimuler qu’elle serait terrible, qu’elle exigerait les plus grands efforts, les plus pénibles sacrifices. Son courage n’en fut point ébranlé ; et, secondé admirablement par le zèle et la soumission de ses peuples, il fit ses dispositions avec autant d’activité que de prévoyance. Dès l’année 1810, de concert avec le ministre de la guerre Barclay de Tolly, il avait adopté un plan de campagne défensif dont l’exécution fut préparée secrètement par un conseil ignoré des autres ministres, et que dirigeait le célèbre baron d’Armfelt. (Voy. ce nom.} On ne peut pas douter que ce ne soit d’après ce plan qu’ait été exécutée la mémorable campagne de 1812. Dès le commencement de cette année, une levée de quatre hommes sur cinq cents et les divisions tirées de l’armée du Danube formèrent un ensemble de troupes réglées de plus de 400,000 soldats, dont 500,000 devaient agir en première ligne et furent partagés en trois armées. Les forces de Napoléon étaient doubles de celles-là ; car toutes les nations de l’Europe lui avaient fourni leurs contingents. Les troupes d’Alexandre, moins nombreuses, étaient aussi moins aguerries ; mais leur discipline, leur confiance dans le souverain, étaient sans bornes ; et l’aspérité du climat, l’immensité d’un empire sans limites, enfin la résolution de tout sacrifier pour sauver la patrie, toutes ces considérations pesaient bien fortement dans la balance en faveur des Russes. Dans les négociations qui précédèrent les hostilités, Alexandre déploya une fermeté de caractère fort opposée à cette flexibilité que lui ont reprochée quelques écrivains. Aux griefs que Bonaparte mit en avant, et dont le principal était la tolérance pour le commerce anglais, il en opposa d’aussi graves, tels que l’extension du duché de Varsovie ; la réunion d’Oldenbourg, des États d’un prince son parent, à l’empire français. Mais ce n’était plus par de vaines récriminations et d’inutiles reproches que pouvait désormais se terminer cette grande discussion. Le 24 juin 1812, les Français ayant passé le Niémen, Alexandre annonça la guerre à ses troupes par un ordre du jour, qu’il terminait en ces termes ? « L’empereur

  1. Nous devons à la vérité de dire que ces affranchissements devinrent souvent illusoires, parce que quelques villages, les ayant obtenus à prix d’argent et à un taux tort au-dessus de leurs facultés, furent obligés d’y renoncer en perdant ce qu’ils avaient d’abord payer.
  2. Ouand le sultan ne put plus douter de la guerre entre la France et la Russie, qui lui eût permis d’exiger des conditions plus avantageuses, il fut très mécontent de ses négociateurs, et l’un d’eux, Démétrius Moronzil, fut massacré par les chiaoux dans le palais même du vizir. Sa tête demeura trois jours exposée sur les murs du sérail par les ordres et sous les yeux du sultan.